L'histoire
Note d'intention
Extrait 1
Extrait 2
Laissés-là, le projet artistique
« C’est toi qui a raison Lila, puisque le monde est détruit, inventons- le… ». Dans le conteneur d’un bateau. Des chuchotements. Chut, Lila raconte. Une histoire de princesse aux drôles de pieds. Aux pieds pestilentiels. Chut, Luka rêve. Au pays des plats congelés. Pour oublier ce qu’il a fait. Chut, l’enfant siamois LukaLila grandit.
LukaLila, c’est l’histoire d’êtres en perdition. Des êtres qui tentent de trouver un sens au monde, de s’échapper par le haut, de pousser les murs, les portes, les nuages… C’est l’histoire d’un frère et d’une sœur, « soudédessoudés » par la nature et par la vie, qui s’efforcent chacun à leur manière de sublimer un quotidien subi.
En avril 1999, on a retrouvé les cadavres de deux passagers clandestins dans un conteneur au port de Montréal. L’autopsie a révélé qu’ils étaient morts à leur arrivée, asphyxiés. Ils avaient probablement été délibérément laissés là, parce qu’avouer leur existence aurait contraint les propriétaires du bateau à payer une forte amende. On a préféré les oublier jusqu’à ce qu’ils en crèvent.
Suzie Bastien aurait voulu qu’on les accueille avec des fleurs et des sourires. Elle leur a inventé le royaume de Siam, parce que l’Amérique dont ils rêvaient n’existe pas. Les conteneurs de tous les bateaux sont pleins à craquer de clandestins soudés d’espoir, dessoudés à leur coeur défendant.
LukaLila, c’est l’histoire d’êtres en perdition. Des êtres qui tentent de trouver un sens au monde, de s’échapper par le haut, de pousser les murs, les portes, les nuages, … L’histoire d’une lutte… L’histoire d’un frère et d’une soeur, « soudédessoudés » par la nature et par la vie, qui s’efforcent chacun à leur manière de sublimer un quotidien subi, celui de la guerre et de l’horreur continuelle, et qui vont décider que partir est l’unique solution.
LukaLila, « espèce à part ». Deux êtres indissociables l’un de l’autre. Moitié de l’un et complémentaires, ils luttent autant contre le monde que contre eux-mêmes. Ils s’accordent et se désaccordent à l’infini, comme une partition chorégraphiée. Mais derrière l’anecdote se cache l’Histoire. L’histoire de générations qui choisissent de fuir. Cette réalité stigmatise le fonctionnement d’une société qui m’interpelle. Et c’est ce qui m’intéresse : partir du point de vue du passager clandestin pour interroger le monde qui nous entoure.
Loin de tout manichéisme ou de point de vue didactique et moralisateur, LukaLila ouvre un espace de réflexion et nous offre la possibilité de nous questionner sur nos propres perceptions. Au-delà du récit, c’est un propos politique et social sur un fait d’actualité. Pour permettre ce questionnement, la pièce choisit un angle d’attaque particulier : ne pas représenter de manière documentariste le quotidien de deux passagers clandestins mais proposer de représenter leur monde, inventé, transfiguré. Cet angle d’attaque permet toutes les audaces dramaturgiques, théâtrales et scénographiques : chronologie aléatoire, espace mouvant non réaliste.
LukaLila crée et réinvente l’espace concentrationnaire de la cale du bateau, pour qu’il ne soit jamais celui qu’il est vraiment. Pour que le spectateur ne soit pas seulement spectateur mais inventeur. Pour ne pas oublier de s’étonner, d’imaginer, et de penser notre monde. Pour arriver à accepter le monde qui nous entoure et continuer de s’émerveiller. « C’est toi qui a raison Lila, puisque le monde est détruit, inventons-le … »
Le 9 février
Luka : 7 bananes, 4 pommes, 2 sacs de noix, 3 boites de thon, 6 boites de haricots, 1 boite de boeuf salé, 3 tablettes de chocolat.
Lila : Ça paraît ?
Luka : 11 paquets de cigarettes. Des allumettes, 14 bougies, 3 rouleaux de papier hygiénique. On dort maintenant.
Lila : Ca paraît ?
Luka : De quoi tu parles. Tu sais je suis pas dans ta tête.
Lila : Méouiméoui. T’es dans ma tête. Tout le temps. Et je suis dans la tienne. LukaLila soudédessoudé. C’est à cause de notre pied à toi. Je sens les choses qui t’arrivent. Je sais ce que tu as souffert. Tu sais ce que j’ai enduré. Ca paraît ?
Luka : Quoi ?
Lila : Que je suis pas comme les autres. Que je suis un peu idiote. C’est écrit sur mon visage ?
Luka : T’es pas idiote. Tu, tu réfléchis pas comme tout le monde. T’es un peu défectueuse, c’est vrai. Mais pas idiote.
Lila : Mon coeur petitroué, ma tête fêlée. Ca paraît sur mon visage ? Approche la bougie. Ca paraît ?
Luka : Non.
Lila : Parce que ton année sans moi, elle paraît. Il y a une crevasse, là entre tes deux yeux. Cette crevasse, elle était pas là, avant.
Luka : C’est une ride.
Lila : Une ride. T’es vieux, alors. T’as vu trop de gens mourir. Ca creuse le visage. C’est une première crevasse.
Luka : Parle pas de ça. T’étais pas là, t’étais à la maison.
Lila : Oui, j’accomplissais les tâches de la journée. Faut manger alors. Le lundi, c’est jour de soupe. On va à la boucherie, on tente de convaincre le boucher de donner un os pour la soupe. Il faut un os pour faire une soupe, c’est essentiel. On lève un peu la jupe, jusqu’à la culotte, ça suffit pour l’os à soupe.
Luka : Arrête.
Lila : Le mardi c’est jour de côtelettes. Là il faut au moins enlever la robe. Les côtelettes contre la robe. Le mercredi, il faut aller chercher le bois de chauffage. Trois kilomètres à marcher et pour le marchand de bois, on doit pas juste montrer.
Luka : Ta gueule.
Lila : Le jeudi, ah le jeudi.
Luka : FERME TA GUEULE, IDIOTE.
Lila : Tu vois bien que je suis une idiote. A paraît peut-être pas dans ma figure. Ca paraît quand je parle.
Luka : Raconte tes histoires à ta poupée. Et puis, calme-toi. Pense à ton souffle au coeur.
Lila : Si léger, le souffle. Une bise. Mon coeur est bien comme ça, avec ce vent délicat, il est à l’abri de rien, c’est bien. Mon coeur peut décider, par grand vent, de battre la charade, ça fait parfois comme une valse. Tu l’entends la musique de mes battements de coeur ?
Luka : Oui, petite soeur.
Lila : Je vais nous raconter une histoire. Ca va nous aider à avoir d’autres images en tête. Voilà. Il y a quelque part en Siamie, une princesse. Belle comme le jour. C’est comme ça qu’on dit. Comme le jour. Tu sais les matins où le soleil baigne et aplatit tout, même les désespoirs les plus creux, même les envies de tuer les plus violentes. Elle est belle comme ça, la jeune fille. Elle est princesse de Siam. Elle est la princesse Lila. Elle ne parle pas, elle gazouille. Elle ne marche pas, elle flotte. Elle ne sourit pas, elle rayonne. Elle ne regarde pas, elle caresse. Elle ne vit pas, elle exalte.
Luka : Exulte. Elle ne dort pas, elle jacasse. Dors.
Le 1er mars : Bureau de l’immigration
La femme : Vous allez me donner les raisons qui vous ont poussé à faire ce voyage.
Luka : Je vous l’ai déjà dit. Pour être libre.
La femme : Le pays d’où vous venez. Ce pays respecte les conventions de l’ONU.
Luka : Qu’est-ce que c’est ?
La femme : Vous dîtes que vous n’étiez pas menacé, que votre vie n’était pas en danger.
Luka : Non. C’est moi qui mettais la vie des autres en danger. C’est moi qui menaçais. C’est pour ça. Vous voulez voir mes médailles.
La femme : Vous étiez soldat ?
Luka : J’ai servi mon pays. C’est comme ça qu’on dit ? Lila était en danger. Lila était menacée. Elle rêvait trop. C’était comme une maladie. Elle confondait tout.
La femme : Votre soeur s’appelait Lila.
Luka : Elle voulait partir avec moi. Je l’ai pas obligée. Elle m’a supplié de l’emmener. Je savais qu’elle ne supporterait pas. Moi, plus rien pouvait m’atteindre. Moi, plus rien m’atteint. La vie des animaux, c’est fascinant. En Tanzanie, il y a encore des hyènes. Elles naissent les yeux ouverts, elles voient déjà tout. Au débutdébut, elles s’entredévorent les hyènes. Elles rient et s’entredévorent, comme les humains. Entre les hyènes et les lions, c’est la guerre, pas question de partager le territoire. Moi, plus rien m’atteint.
Le montage de la pièce LukaLila de Suzie Bastien s’inscrit dans un projet artistique intitulé Laissés-là. Il s’agit d’articuler autour de la pièce, une série d’actions sociales et culturelles, de différents types. En amont et pendant la préparation de la pièce, dans un souci de retranscrire des faits réels et véridiques et de donner la parole à ceux qui sont au coeur de cette histoire, nous organiserons des rencontres, échanges, discussions avec les membres de l’atelier d’alphabétisation de l’association ZINEB à Alfortville afin de recueillir des textes, photos et témoignages qui constitueront le corps d’une exposition accompagnant chaque représentation de la pièce. Pendant l’exploitation de la pièce, où nous souhaitons rassembler un large public, nous proposerons une discussion ouverte à l’issue de chaque représentation. Permettre, à l’aide du théâtre comme créateur de lien social, le décloisonnement.
Ce projet s’inscrit dans la ligne des objectifs de la compagnie. La compagnie Bricole est née de la nécessité de trouver un vecteur pour parler du monde d’aujourd’hui. Le théâtre, en dehors de toutes conventions, résiste au système de profusion des images et des informations et nous semble être le moyen idéal pour proposer un espace de réflexion. Le théâtre comme outil de pensée sur le monde et la nature humaine est une façon de s’ouvrir à d’autres cultures, à des événements présents ou passés qui font partie d’une histoire commune et dont nous sommes tous acteurs. C’est sur ce terrain-là que nous souhaitons réunir artisans et spectateurs pour créer une dynamique d’échange. Mais ceci ne peut-être possible que si le théâtre reste accessible, ouvert dans sa forme. C’est pour cela que nous utilisons différentes formes théâtrales.
A voir absolument.
A voir absolument.
53, rue des Saules 75018 Paris