Pourquoi Mishima
Note de l'auteur
Une pièce pour le Shinjéki
Mishima vu par Marguerite Yourcenar
Le moment terrifiant d’écrire un texte pour la présentation de la saison est arrivé. Il est tellement difficile d’expliquer à quel point cette demande anodine et courante peut provoquer une sorte de dérangement, de cataclysme par rapport à l’ordre naturel du silence, silence dans lequel doivent flotter les idées, les sensations, les intuitions, qui plus tard deviendront dramaturgie, mise en scène, jeu. Alors il faut sortir du rêve. Abandonner les images, les sons qui s’insinuent pour nous montrer des chemins contradictoires et parfois effrayants. Dans cet état hagard, qui suit un réveil non souhaité, agacé d’avoir brisé la seule humeur créative qui est celle de la suspension, du flottement des idées, on essaye de répondre à cette question, simple et brutale : pourquoi Mishima ?
On se sent démuni, perdu. Au fond d’un puits. D’où l’on regarde le ciel, impuissant. Sans avoir envie de remonter jusqu’à la surface, parce que l’on sait que, par un tel effort, on détruirait l’impalpable matière des fantômes. Mais la question revient implacable : pourquoi Mishima ? On voudrait se bâillonner, mais les vieilles manies de la bonne éducation et les règles de la communication vont finir par s’imposer. Bref, pourquoi Mishima ?
En arrivant en France et après avoir monté mes premiers spectacles, j’ai reçu d’un ami un fabuleux livre sur Mishima. Fasciné, j’ai attendu pour voir de quelle manière je pourrais me connecter avec son imaginaire. Pendant longtemps et à plusieurs reprises, j’ai voulu monter le Palais des fêtes, mais c’est finalement une autre pièce rassemblant un groupe de femmes enfermées pour obéir aux fantasmes d’un écrivain, qui est parvenue à me séduire : Madame de Sade.
Il est vrai que, dans mon histoire personnelle, il y a un monde de femmes prisonnières : celui de mes tantes qui, sans avoir traversé le délire magnifique du Marquis de Sade, n’en sont pas moins intéressantes. Elles aussi, à partir de leur sordide quotidien, ont défié la société, imposant un rituel, tout dévoué à la frustration, à la castration, à la mort. Ce sont les ombres fantomatiques de mes tantes qui m’ont guidé à travers les méandres des Bonnes de Jean Genet. Il y a, dans cet univers des femmes captives, une ritualisation de l’Attente. L’Attente de la mort dans le cas de mes tantes. L’Attente de la mort de Madame, dans les Bonnes. Et l’Attente de la libération du Marquis de Sade, dans Madame de Sade. Ce temps qui s’écoule, ce temps si féminin, si opiniâtre : « La persévérance de la femme est capable de changer les tortures de l’enfer en une rose unique ».
Madame de Sade passera de la complicité criminelle avec son mari à l’exaltation de ses actes, pour finalement renoncer à le revoir après sa lecture de Justine quand elle comprendra que le monde où elle est en train de vivre est un monde créé par le Marquis de Sade. Ainsi saisit-elle que Donatien a construit un escalier dérobé qui va jusqu’au ciel : la seule manière de s’unir à lui est d’entrer au couvent pour y passer le reste de ses jours, en priant Dieu pour qu’il en soit ainsi.
Donatien a su tirer du mal un jeu de lumière et il a transmué en sainte essence la substance de l’ordure qu’il avait recueillie. Pour Madame de Sade, le mysticisme naît de l’abjection. « J’ai appris aussi que si loin qu’il ait poussé l’infamie de ses débauches, ce n’était qu’à la recherche de quelque chose d’impossible. Je commence à croire qu’en se heurtant contre la chose qu’on aurait aimé rencontrer le moins au monde, on s’aperçoit souvent que c’était celle dont on avait inconsciemment le plus violent désir. La seule qui soit semence de souvenir, dont on ne se dégoûtera jamais. Même après des milliers de fois qu’on les aura savourées. »
Ce groupe de femmes gravite autour de l’absence du Marquis de Sade : même si son crime l’isole du monde, sa stratégie du crime a fait de lui la personne la plus solitaire du monde, parce que le monde est plein de gens qui méprisent ce qu’ils ne peuvent pas imaginer. Je pense à Mishima reconstruisant un monde lointain français, je pense au danseur japonais Kazuo Ôno, qui idolâtrait la danseuse espagnole la « Argentinita ». Pourquoi cette histoire française ne serait-elle pas une telenovela espagnole dans des accoutrements japonais ?
Alfredo Arias
C’est en lisant la Vie du Marquis de Sade de Tatsuhiko Shibusawa que pour moi, en tant qu’écrivain, se posa l’énigme de comprendre comment la marquise de Sade, qui avait montré tant de fidélité à son mari pendant ses longs emprisonnements, a pu l’abandonner juste au moment où il retrouvait enfin la liberté. Telle énigme a servi de point de départ à ma pièce, en laquelle on peut voir une tentative de fournir au problème une solution logique. J’ai eu l’impression de quelque chose de fort vrai en même temps que de fort peu intelligible paraissait derrière l’énigme, et j’ai voulu considérer Sade dans ce système de références.
Il est peut-être singulier qu’un Japonais ait écrit une pièce de théâtre sur un argument français. La raison est que je souhaitais employer à rebours les talents que les comédiens de chez nous ont acquis en représentant des pièces traduites de langues étrangères.
Yukio Mishima
On peut dire que Madame de Sade est une pièce très particulière dans l’histoire du théâtre japonais. Yukio Mishima a écrit cette pièce pour le Shinjeki, un nouveau genre théâtral japonais issu du théâtre occidental.
Ce Shinjeki a représenté le mouvement de l’époque moderne japonaise face à la civilisation européenne. Dans le théâtre japonais traditionnel, toute pensée ou action est fortement structurée et reposait sur une hiérarchie féodale, hiérarchie qui n’admettait aucun créateur moderne. Le Shinjeki suppléa à cette carence classique ; elle donna droit d’existence aux créateurs modernes et elle innova dans le théâtre japonais un nouveau sens de la dramaturgie.
Dans le Nô ou le Kabuki les auteurs situaient les pièces dans l’ancien Japon et tous les drames étaient fondés sur un système de référence féodal.
En réponse, le Shinjeki a introduit les œuvres de Tchekhov et de Shakespeare, afin de former un théâtre dit moderne, inspiré tant par l’activité du Théâtre d’Art de Moscou que d’un grand nombre de groupes occidentaux.
Mishima a innové dans ce genre et tout particulièrement dans Madame de Sade en faisant extrêmement avancer les tendances essentiellement caractéristiques du théâtre moderne.
Tadashi Suzuki
« La façon dont chez Mishima les particules traditionnellement japonaises ont remonté à la surface et explosé dans sa mort font de lui... le témoin, et au sens étymologique du mot, le martyr du Japon héroïque qu'il a pour ainsi dire rejoint à contre courant ».
« Ce suicide a été, non comme le croient ceux qui n'ont jamais pensé pour eux-mêmes à telle conclusion, l'équivalent d'un flamboyant et presque facile beau geste, mais une montée exténuante vers ce que cet homme considérait, dans tous les sens du mot, comme sa fin propre ».
1, Place du Trocadéro 75016 Paris