Naissance d'un chef d'œuvre

• En attendant Godot, la genèse

Autour de Samuel Beckett, ceux qui ont participé à la création d’En attendant Godot en 1953 sont sur scène. Metteur en scène, comédiens, producteurs, éditeur, amis, compagne nous mènent sur les chemins escarpés de la création. Sous nos yeux, incidents, heureux hasards, catastrophes quotidiennes et petits miracles nous racontent la naissance d’un chef d’œuvre.

• Note de mise en scène

« Un spectacle cʼest une aventure. Nous avons vécu la nôtre en revivant la leur. Ils sʼappelaient Samuel Beckett, Suzanne Déchevaux-Dumesnil, Roger Blin, Pierre Latour, Serge Lecointe, Jean Martin, Lucien Raimbourg, et quelques autres. Cʼétait en 1950, au lendemain de la guerre, un auteur neuf mais plus très jeune (Samuel Beckett, quarante quatre ans), venait de finir lʼécriture dʼune pièce qui allait « changer lʼétat du théâtre » : En attendant Godot.

Désormais, Il y aura le théâtre avant Godot et le théâtre après. Et pourtant… Combien de peurs, combien dʼépreuves, dʼincertitudes, de doutes et de découragements avant cela. Mais aussi combien de rencontres éblouissantes, dʼévidences, dʼimpérieux besoin de créer, de montrer, de dire cette attente de Godot. Attente de celui qui « ne viendra pas aujourdʼhui mais peut-être demain », attente de celui qui ne viendra jamais, finalement.

Lʼunivers de Godot cʼest une désespérance comique que Beckett résume ainsi « Je nʼai rien à dire mais je suis le seul à savoir à quel point je nʼai rien à dire et ça je suis obligé de le dire. » Blin lira la pièce et avouera « jʼétais fait comme un rat » Il sont les seuls en 1950 à mesurer cette impérieuse nécessité quʼ En attendant Godot soit joué . Ils ne sont plus seuls aujourdʼhui. Lʼhistoire se poursuit jusquʼà nos jours. Godot a été traduit en cinquante langues. La pièce est jouée à travers le monde depuis sa création. »

Stéphanie Chévara

• Extrait

Suzanne (cherchant à qui sʼadresser) : Jʼai un texte à remettre à Monsieur Blin.
Jean Martin : Blin… il est … Oh ! Blin ! Tʼas du monde …
Blin : Cʼest moi… Je suis Roger Blin
Suzanne  : Oui je sais… enfin je vous connais je vous ai vu jouer…
Blin : Oui … Ah…
Suzanne  : Oui… Je viens de la part de Samuel, Samuel Beckett. Je suis Suzanne, sa compagne. (Elle hésite) Je crois que Sam a choisi dʼécrire sur lʼidée abstraite dʼattendre que le temps passe et que quelque chose dʼimportant se produise dans la vie de tout homme. Voilà.
Blin  : Dʼaccord… Suzanne lui tend le texte et disparaît.
Blin : ( à voix basse) « En attendant Godot ».

• Genèse d'un mythe

Au lendemain de la guerre Samuel Beckett n’en peut plus de sa prose, « la sauvage anarchie de mes romans » dit-il. Pour « se détendre » il décide d’écrire du théâtre... Il a déjà écrit une pièce, Eleuthéria. Mais « trop d’action, trop de personnages », il estime qu’il s’est perdu. Là, il choisit un sujet plus simple : « deux personnages qui attendent un troisième qu’ils appellent Godot ». En attendant Godot est né. Nous sommes en 1948.

Beckett ne connaît rien au théâtre, il n’y va jamais ou presque. Il se rend pourtant au Théâtre de la Gaité pour y voir jouer un jeune comédien metteur en scène talentueux : Roger Blin. Blin joue La sonate des spectres de Strindberg devant des salles vides. Et c’est sans doute ce qui a plu à Beckett !

La réserve naturelle de Beckett l’empêche de contacter directement Blin. C’est Suzanne sa compagne qui portera En attendant Godot à Blin. Blin lit Godot et reconnaît là « du théâtre, du vrai théâtre ». Une nécessité impérieuse de monter la pièce s’empare de lui.

Beckett et Blin se rencontrent et sur l’essentiel, ces deux-là sont d’accord... Blin dira : « Il est né, entre nous, ce que je pourrai appeler une solidarité entre maigre ». L’aventure va durer trois ans. Car personne ne veut de Godot.

Aujourd’hui on sourit lorsqu’on relit les remarques désobligeantes des contemporains de Beckett sur la pièce, le titre, les personnages, sur ce que tout cela signifie... Depuis, En attendant Godot a fait ses preuves !

Traduit et joué dans le monde entier, Beckett obtient le prix Nobel en 1969 et la pièce n’est pas pour rien... Beckett n’ira pas chercher son prix estimant que pour un auteur tel que lui le Nobel était « une catastrophe.»

Mais ça c’est une autre histoire. Le succès de Godot lui paraissait également suspect « Tout ce succès ! Je me demande si ce n’est pas là la preuve que je ne suis pas compris. »