Partition muette pour 6 acteurs
Note d’intention
La Compagnie du Goudron et des Plumes
La scène se déroule le temps d’une fête ou plutôt celui d’une célébration. Un instant où l’on s’extrait de la réalité avec la volonté de suspendre le temps. Les 6 acteurs y semblent réunis par hasard dans une légèreté surprenante : une « gaieté qui n’espère plus ». Toutefois, le silence ouvrant la voie à un invisible qui d’ordinaire échappe, on peut y voir à l’occasion les formes les plus monstrueuses de la vie.
On dormira quand on sera mort est un spectacle à écrire. À inventer de toutes pièces. Une partition muette placée sous le signe de la fête.
Une série de variations à propos du groupe ou des individus. Commandement de l’un, soumission des autres ou encore harcèlement d’un individu ou pulsions chez des couples en crise. Les protagonistes apparaissent en quête d’identité toujours à renouveler, sans âge apparent ni condition sociale précise. Ils ont seulement un genre masculin ou féminin. Tantôt solitaires, vulnérables, agressifs, écorchés ou piteux, leurs rencontres sont le plus souvent brèves entre deux moments de solitude.
Aucune situation ne s’installe mais seulement des rapports entre les hommes et les femmes, des rapports qui trahissent notre quête permanente d’affection, mais aussi l’aspect compulsif et névrotique de notre société. Les gestes choisis évoquent souvent la frustration, la peur du vide, le besoin de combler, l’envie d’être choisi, reconnu, toutes les dérives du monde moderne et occidentalisé.
Il est question de l’aspect « jusqu’au-boutiste » de la fête et de cette énergie intrinsèquement humaine qui veut que nous nous détruisions constamment afin de nous prouver que nous sommes en vie.
Cette création s’apparente beaucoup plus à un processus de création qu’à un spectacle. Les évènements découlent d’une succession de mise sous pression, de mise en contact, issue d’un code très élaboré mais volontairement déstructuré quant au récit. Trois niveaux d’écriture se confrontent : physique, plastique et sonore. Il ne s’agit pas de raconter une histoire mais d’établir un état des lieux fragmenté de notre société de consommation. On dormira quand on sera mort pose la question de comment communiquer en proposant justement un autre mode de langage. Si l’on peut nommer ce projet « spectacle », c’est en tant que spectacle de ce que nous sommes ; un constat kaléidoscopique, exhaustif, subjectif, pluriel, avec comme matériau principal ce paradoxe entre la beauté de nos rêves et la réalité de nos actions.
Nous sommes pétris de mythes et d’archétypes qui interfèrent notre réalité. Le précédent spectacle Los Enfermos d’Antonio Alamo traitait déjà de cela mais dans sa dimension politique puisqu’il s’agissait de se confronter aux figures de la seconde guerre mondiale (Hitler, Staline et Churchill). Ici au contraire nous traquons ces influences au quotidien dans les relations homme-femme et le rapport au groupe. La réflexion sur le mythe se fait à l’échelle de l’intime. Le projet est traversé par la question de l’identité. Dans une époque de starification croissante, quels mythes nous restent-ils ? Quel repère puisque le faux prédomine ?
Le travail se fait sans parole aucune. C’est une façon de retrouver nos yeux (ou plutôt le regard de l’esquimau c’est-à-dire un regard neuf). Mais remettre en cause la place de la parole, c’est aussi admettre la nécessité de nous recentrer, dans une société à la dérive. C’est pourquoi toute la construction rejoue à chaque niveau (physique, plastique et sonore) cet état flottant.
La structure du décor, résolument aérienne, se compose de mobiles en vinyles, et de disques géants. Un espace magique, interactif. Certains disques se décrochent tandis que d’autres servent de balançoire ou encore se dégustent. Une forêt de formes rondes et hypnotiques propice aux songes. Toutefois cet apparent paradis peut se muer en enfer, les disques tournant sur eux-mêmes tout comme les acteurs jusqu’à l’épuisement. Il s’agit d’un territoire à explorer. Supposant que l'expérience du spectacle c'est avant tout l'expérience d'un espace, le décor est présent dès les premiers jours de répétitions, directement impliqué dans l’écriture chorégraphique.
Le processus : signe/silence se construit en deux temps. Une première étape est effectuée à partir de mots-clefs, sans toutefois expliquer aux acteurs toute la chaîne du sens afin de ne pas enfermer leur imaginaire dans des interprétations attendues. Cette base sert de vocabulaire commun. Une langue compressée, révélatrice du manque.
S’en suit une phase d’immersion avec pour seul repère ce vocabulaire élaboré par chacun et intégré par tous ; Il s’agit de progresser par tâtonnements, les règles du jeu se précisant au fur et à mesure. Les caractéristiques du travail résident dans l’épuisement, la contamination et le détournement des gestes en fonction des situations. Les clichés font partie intégrante du processus, mais les signes permettent de se soustraire du psychologique. Ils représentent surtout un carcan à contrarier. C’est précisément ce levier qui nous intéresse et une forme de lâcher prise dans l’accident, le glissement qui va faire basculer les parcours individuels et collectifs.
Toute proposition qui serait liée à un sens établi qu’il faudrait préserver pour donner une vision réaliste du monde est abandonnée. Il s’agit plutôt de mettre à nu le réel et de laisser un espace dans nos actions afin que le spectateur soit à même de franchir lui-même les vides. In fine, les parcours de chacun se font simultanément. C'est une promenade, au cours de laquelle le spectateur se perd, se pose, éprouve son regard, son désir.
Dernier niveau d’écriture : la musique et les sons qui renforcent le sens choral. Les choix musicaux évoquent une certaine forme de désuétude, l’idée d’une mélodie oubliée. Plusieurs supports sont présents : mange-disque, topazes, radios miniatures, boîtes à musique. C’est aux acteurs de les manipuler. Tout ce qui est musical émane du plateau et incarne une forme de résistance. Toutefois d’autres sons, volontairement parasites, viennent trouer le silence. Des bribes de slogans, de pubs télé* envahissent abruptement cet univers décalé comme un rappel à l’ordre. Cette juxtaposition se veut, là encore, sans commentaire. À l’obscénité de la télévision, nous préférons l’élégance du silence.
« Ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que mon silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant. Telle est ma seule consolation »**. Ainsi notre silence est une forme de lutte, tout comme notre apparente frivolité ou encore le titre par lequel nous affirmons notre volonté de ne pas baisser les bras.
* base de données archivée et mixée de avril à octobre 2004 pour un constat au présent.
** Stig Dagerman
Pourquoi le choix de ce nom qui évoque plus les sanctions punitives du Far West et ses bandits repentants qu’une activité théâtrale ? C’est peut-être cette image d’une silhouette empêchée par le goudron et tentant, malgré tout, de voler grâce aux plumes qui nous a plu. Et puis pourquoi ne pas concilier la grâce des plumes à la trivialité du goudron, ce qui nous semble assez représentatif de notre époque.
La volonté de cette compagnie est de promouvoir le théâtre contemporain et la création sous toutes ses formes. Nos activités recouvrent la traduction de pièces étrangères inédites en France telle que Los Enfermos d’Antonio Alamo, mais aussi diverses expérimentations comme : la théâtralisation de témoignages bruts, la mise en valeur du patrimoine afin de favoriser un travail de proximité, la confrontation de plusieurs disciplines (théâtre et art plastique pour Los Enfermos, théâtre et musique pour l’Ancre de miséricorde, théâtre et danse pour On dormira quand on sera mort), et la recherche de nouvelles formes pour spectateur unique avec les boîtes miniatures interactives.
94, rue Jean-Pierre Timbaud 75011 Paris