Comme le tireur à l’arc dans le zen, je ne vise rien, je m’applique à bien tirer." Michel Vinaver, Écrits sur le théâtre I, Auto-interrogatoire, 1978
Résumé
Laisser venir tout ce qui vient
Une somme à six temps
Les Tables de la Loi du marketing
Fulgurances
Un capitalisme héroïque et euphorique
Mai 1968 : de la libération à l’aliénation
La presse
En octobre 1967, Michel Vinaver commence à écrire Par-dessus bord. P.D.G. de Gillette France (filiale de The Gillette Company, multinationale américaine), il mène, séparée, sous deux noms différents, une double carrière d’écrivain et d’industriel.
Sur le marché français, deux entreprises de papier toilette se livrent une lutte implacable. La United Paper Company, puissante société américaine, cherche à conquérir de nouveaux débouchés. Ravoire et Dehaze, moyenne entreprise familiale, vise à conserver son monopole. Dans un premier temps, l’affaire américaine semble devoir facilement l’emporter. Dans un deuxième temps, moyennant un changement radical dans son personnel dirigeant et dans ses méthodes, l’affaire française reprend l’avantage. Dans un troisième temps, l’on se dirige vers une fusion. Le conflit se résout moyennant l’enchaînement d’un sacrifice, d’un festin, d’un mariage triomphal. Harmonie ironique ?
Musiciens de l'Ensemble In & Out : Thierry Ravassard (piano), Laurent Mariusse (percussions), Olivier Moret (contrebasse et basse), Thomas Zimmermann (saxophone et clarinette).
En entreprenant l’écriture de la pièce, j’ai jeté par-dessus bord toutes questions sur sa jouabilité : longueur, nombre d’exécutants, foisonnement des actions et des lieux. Laisser venir ce qui venait comme ça venait. Et puis on verrait. L’oeuvre terminée, bien évidemment démesurée, j’ai procédé au fil du temps à une réduction (la version brève), à une réduction de la réduction (la version super-brève), puis à une réduction de la réduction de la réduction (la version hyper-brève). Sans états d’âme. Ces trois versions ont chacune leur vertu. Il résulte de ce parcours, au fond, quatre pièces différentes.
C’est la « démesurée », l’originale, que Christian Schiaretti a voulu inscrire au programme de la saison 07-08 du TNP. Il m’en parlait depuis bien des années. Cette version, la première donc – que j’ai remise sur le métier depuis sa décision mais sans la raccourcir – lui semblait la seule qui disait tout de notre monde avec la respiration ample qu’il fallait. La longueur même de la pièce devenait sa propre mesure. Je n’en ai pas été totalement surpris. Charles Joris, en effet, avec le Théâtre Populaire Romand à La Chaux-de-Fonds (Suisse), avait monté la version intégrale en 1983, prouvant par sa mise en scène que la pièce était jouable et digeste dans toute son étendue. Que le TNP présente la version intégrale pour la première fois en France, quarante ans après son écriture, et dans la salle même où Roger Planchon avait créé l’oeuvre (dans une version évidemment réduite) en 1973, est dans mon parcours d’auteur un événement.
Michel Vinaver, 2 février 2008
1er Mouvement. Cartes sur table Cadre très moyen, Jean Passemar tente d’écrire une pièce sur son entreprise. Numéro 1 du papier toilette en France, Ravoire et Dehaze est menacé par la concurrence américaine, et ses représentants (Lubin) s’épuisent face aux grossistes (Mme Lépine). En un ultime sursaut, appuyé par son fils légitime Olivier, le P.-D.G. Fernand Dehaze lance un produit patriotique : Bleu Blanc Rouge.
2e mouvement. Bleu Blanc Rouge L’offensive est un désastre. Intrigues et dissensions déchirent l’entreprise. Le fils illégitime du P.-D.G., Benoît, manoeuvre pour prendre sa place. Ravagé par ce naufrage, lâché par tous et au bord de la ruine, Fernand Dehaze tombe dans le coma.
3e mouvement. La prise de pouvoir La défaillance du père radicalise la compétition entre les fils. Le trop timoré Olivier est évincé par Benoît, plus agressif. Devenu P. D-G., il obtient les pleins pouvoirs et fait débrancher son père. Entre-temps, dans une boîte de jazz, le pianiste Alex Klein, rescapé d’Auschwitz, rencontre Jiji, fille de Lubin.
4e mouvement. Mousse et Bruyère Benoît promet à son équipe des temps meilleurs et aux réfractaires la porte. Il recrute managers dynamiques (Saillant, Peyre, Battistini) et conseillers en marketing (Jenny et Jack). Tous élaborent un nouveau papier toilette : Mousse et Bruyère. Écarté, Olivier se fait consoler par la femme de Benoît, Margerie.
5e mouvement. Le triomphe Mousse et Bruyère est un succès total. Mais certains employés sont passés par-dessus bord (Mme Bachevski, Lubin). Benoît a déjà de nouveaux projets d’expansion mais il lui manque les capitaux nécessaires.
6e mouvement. Le festin de mariage Jiji épouse Alex, qui rejoint l’entreprise où est célébré leur mariage. Olivier part avec Margerie à San Francisco. Benoît annonce son mariage avec Jenny et l’absorption de Ravoire et Dehaze par sa concurrente américaine – à l’image des dieux scandinaves décrits par le professeur Onde, jadis ennemis, désormais unis à jamais.
L’homme du marketing est un créateur de désirs.
Les désirs et craintes des gens sont en nombre illimité.
L’homme du marketing sait accélérer cette prolifération des désirs.
L’homme du marketing forme un couple avec le consommateur.
Il le séduit comme le mâle séduit la femelle – par des caresses
provocantes, des mots enchanteurs et des images suggestives.
L’homme du marketing est totalement disponible.
Il est ouvert à tous les murmures du monde et à toutes les
sollicitations. Il absorbe ainsi les pulsions de l’univers.
L’homme du marketing est constamment étonné.
Il s’émerveille des choses les plus banales. Il sait en retrouver
la fraîcheur première. Il en dévoile ainsi l’originalité essentielle.
L’homme du marketing est un voleur et un voyeur.
Il ouvre toutes les portes. Il vide tous les tiroirs.
Il glane tout ce qui traîne. Il vole tout ce qui brille.
L’homme du marketing est amoureux fou de son produit.
Il doit le connaître intimement. Il doit en rêver la nuit. Il doit l’explorer
dans tous ses recoins – pour mieux le révéler au monde.
L’homme du marketing est un religieux et un guerrier.
Il est un homme de foi possédé par l’esprit de conquête.
Mais sur le champ de bataille, il reste un stratège de glace.
D’après Par-dessus bord de Michel Vinaver
Notes de Michel Vinaver en cours d’écriture de Par-dessus bord, 1967-69.
Vue sur la pièce
– Ici, pas la tension d’une pièce « finie » ou à finir. Deviennent possibles les ruptures, les discontinuités. Ici, aussi, tout peut se réunir.
– Ici, pas de ressort tendu, de suspens. Pas de cachotteries. De tout côté, « vue sur la pièce ».
– Vendre la mèche d’entrée de jeu : vous allez voir.
– Toutes sortes de petites explosions – cratères de la lune.
– Des actions ou instants discontinus se dissolvent dans le jus qu’ils font.
– Ironie par association – pas d’ironie à l’intérieur de chaque cellule.
– Sur une musique d’Aristophane.
– Au lieu de lutter contre l’écartèlement, mettre ensemble (lier) les deux, dans une tension joyeuse et un grand éclat de rire.
Il faut partir de rien
– Besoins limités – désirs illimités.
– D’énormes grossissements, et des pans de vie quotidienne (Tchekhov).
– Mme Lépine-Lubin : variations sur le thème de l’Annonciation.
– Sautes de registre.
– Une description, pas une satire.
– Les enquêteuses = les vestales (d’abrupts basculements dans l’étrange, par le saut dans des situations mythologiques).
– Une pièce de tensions et de détentes – bondissante.
– D’où sortent le marketing, le jazz, le happening ? Des USA.
Fulgurances
– Possibilité de créer une situation de grande intensité émotionnelle en quelques secondes, en quelques répliques – un îlot suspendu relié souterrainement aux autres îlots suspendus – sans devoir ressortir à une progression dramatique aboutissant à un point culminant. Ici aussi, sans doute, préparation il y a – mais par les ruptures abruptes, les renversements de ton qui « isolent » et permettent tout surgissement.
Fulgurances. Matière au départ indéterminée, mais vivante et qui par endroits et par moments se boursoufle. Le rôle de l’écrivain (de l’artiste) est, non pas de se battre pour le triomphe de ses idées – militer – mais de se faire pleuvoir dessus, de se faire poreux, d’emmagasiner ça souterrainement jusqu’à ce que ça fasse nappe et hop ! ça ressort sous la forme d’une source et si tout va bien la source devient rivière et change le paysage.
La pâte
(Il faut parvenir à une pâte d’une certaine consistance, d’une certaine homogénéité, plasticité, fluidité – qu’elle ait pris et qu’elle tienne.) – La pâte est faite de choses, d’éléments, de fragments décomposés. Elle est bonne, de consistance suffisante, elle a pris, si d’autres choses, éléments, venant constamment s’y ajouter, s’y fichent et tiennent dans n’importe quel sens (et ainsi grossit la boule…).
On jette par-dessus bord :
le théâtre / la décence (pudeur), le respect, les us et coutumes, les lois et règlements / le père (Benoît) / le mari (Margerie) / la société (Ravoire et Dehaze) / la Société (Alex / Jiji) / les cadres (Passemar) et les représentants (Lubin) / les méthodes anciennes devenues inopérantes.
On EST jeté par-dessus bord :
Fernand / Bachevski / Passemar / Lubin
Passemar : un portrait de l’auteur
– L’auteur comme l’artiste de Picasso (portrait de). Bouffon. Passemar : chauve et inquiet, placide, un peu flou, pas très consistant, de la malice, de la lâcheté. Pas facilement cernable, pas entièrement falot.
– L’auteur un écrivain raté « passé » dans l’industrie où il réussit. (Situation Hellzapoppin / Pirandello : l’auteur contre ses personnages-comédiens… introduire le régisseur ?) Imperturbables, les danseurs (qui ont Béjart en visée) poursuivent leur travail, avec un récitatif qui renoue avec le cours de M. Onde (thème et variation sur les deux narrations).
– Passemar écrit cette pièce pour tâter de la possibilité qu’offrait la littérature en cas de chômage. Pourquoi une pièce et cette pièce ? Toujours il avait séparé… Il lui est venu l’idée cette fois de se servir de ce qu’il avait observé, etc. Il n’écrit plus comme dans sa jeunesse, pour la gloire. Il a vraiment besoin d’un succès commercial. C’est pourquoi cette question de longueur le préoccupe.
Le magma
– Il faut que ça soit fou.
– Le magma: tout est fondu (le mou ?) ou comme les lignes de Bob Dylan, des étrons fulgurants ? Ou les deux ? Le magma devient de plus en plus désarticulé, éléments du quotidien déraciné – boules de rêve et cela vient déchirer les speeches qui eux-mêmes… Alchimie qui transforme la parole en un Jardin des Délices.
– Et même la fonction du choeur s’est dégradée – ils ne peuvent même plus faire écho, ou combien dérisoirement, à l’événement qui les affecte.
– Le magma: un commentaire ou une paraphrase de l’événement, mais celui-ci est un grand vide jamais nommé, ce ne sont que les débris de sentiments, réactions qu’il a provoquées ?
Il y a dedans :
– Lear, Othello, Macbeth / Aristophane (Cornford, Thomson) / Dumézil / Norman Brown (Life against death, Lobe’s body) / Le théâtre du boulevard / fils naturel / héritage, notaire, conseil d’administration / rivalité / France Observateur (table ronde décébration) / Happening d’Oldenburg / Léon Wells : Lvov / Rabelais / Comptes rendus agences pub. Bates, Publicis / Montaigne (La Boétie) / Récits hassidiques / Dubuffet mais aussi Picasso / Y. Klein.
Michel Vinaver, En cours d’écriture, 1968, Écrits sur le théâtre, présentés par Michelle Henry, Tome 1, L’Arche Éditeur, 1998
Le capitalisme, système excrémentiel
Gérald Garutti : La société de consommation est également une société de déjection. On produit et on rejette.
Michel Vinaver : Le capitalisme se régénère constamment, en jetant, en se libérant de ses propres déchets, en faisant sa toilette. Il va aux toilettes et en sort en meilleure forme. Il a inventé des formes d’auto-régénération. Les entreprises meurent aussi. Pourquoi ? Parce que d’autres les poussent dehors. Une entreprise puissante s’engourdit et devient victime de jeunes ayant l’énergie que l’autre a perdue. Ce système a à voir avec le système excrémentiel. Mais il est plus dynamique qu’un organisme vivant. L’éjection, la déjection font partie du cycle de la vie.
G. G. : Le système se purge en permanence.
Jeunesse perpétuelle du capitalisme
M. V. Et il rajeunit sans cesse. Microsoft a damé le pion à IBM, Google dame le pion à Microsoft. C’est une chaîne sans fin, qui montre l’éternelle jeunesse du système. La décrépitude est toujours en cours, mais s’accompagne de croissance. Les mythologies traditionnelles comportaient des cycles d’éternel retour, donc des moments de régénération et de succession. Aujourd’hui, la succession semble se faire sans arrêt.
G. G. Le capitalisme porte la dévoration permanente. Un produit chasse l’autre. Le présent l’emporte sur le passé. Pas de primat de l’ancienneté.
M. V. Ce qui n’empêche pas le passé de devenir un objet de consommation, par la commémoration. Le passé aussi peut servir à ça.
L’avancée perpétuelle
G. G. Que reste-t-il du capitalisme ?
M. V. La capacité à créer des richesses quand un abîme se creuse. Le capitalisme est mouvant, paradoxal.
G. G. Si, comme le suggère votre titre Par-dessus bord, le capitalisme est un paquebot, dans quelle direction va-t-il ?
M. V. Il n’a pas besoin de direction. C’est métaphysique. Il se constate comme le mode de fonctionnement sans destination autre que lui-même.
G. G. Il est sa propre fin. Sa finalité, c’est son processus.
M. V. Avec une croissance zéro, le capitalisme ne peut survivre. La croissance est dans son essence.
G. G. C’est le système du « toujours plus ».
M. V. Oui, toujours plus, sinon je sombre. Cela ne s’explique pas au niveau d’une rapacité. C’est inscrit dans les gènes mêmes du système.
Le capitalisme héroïque
G. G. Quelle transformation du capitalisme se joue dans la pièce ?
M. V. Par-dessus bord raconte un moment particulier de l’histoire du capitalisme : la découverte d’une réponse aux besoins limités par la stimulation de désirs, qui, eux, sont illimités. Le marché est donc beaucoup plus large que ce que l’on pensait. Naît alors le marketing – la création de richesses par l’appel à l’imaginaire. Ce moment-là, je l’ai toujours associé à l’épopée homérique. L’Iliade chante l’absence de limites à la fureur et au plaisir de la guerre. Même si l’on meurt beaucoup, il n’y a pas la peur de la mort. C’est un peu pareil dans Par-dessus bord. Il y a une espèce d’enivrement de l’action. L’opération de délestage, de rejet des acteurs du système, n’est pas ressentie comme douloureuse. C’est un moment du capitalisme qu’on peut appeler héroïque. Avec enivrement, ce système découvre sa capacité à progresser, à faire émerger les désirs comme force économique.
Le capitalisme désenchanté
G. G. Comment a évolué le capitalisme depuis Par-dessus bord ?
M. V. Il n’y a plus cette jubilation. Il s’est stratifié et sédimenté. Il y a des spécialistes. On sait faire, on n’est plus dans ce tissu affectif, cette émotion, cette vibration. On est dans la délocalisation. Il n’y a plus d’attachement, ni géographique, ni affectif, plus de rapport physique avec la production. On travaille à distance. Ce qui se faisait à côté de moi se fait désormais à l’autre bout du monde. Il n’y a plus de sentiment d’appartenance, de fidélité à l’entreprise. Aujourd’hui, quitter une entreprise ne pose plus aucun problème, alors que c’était un déchirement. C’est une mutation importante. Le monstre s’est beaucoup refroidi.
Le marketing : le désir comme valeur
G. G. Par-dessus bord illustre la révolution du marketing. Les désirs étant illimités, le marché est illimité. Dès lors, tout n’est qu’affaire d’inventivité. Là intervient le marketing : dans l’invention de nouveaux désirs. Avec, à l’appui, un postulat anthropologique : l’homme est un être de désir sans fin. De là se déclenche l’apparition de nouveaux produits, donc de nouveaux besoins, etc. Le paraître l’emporte sur l’être. L’image imprimée sur l’objet prime sur l’objet. Qu’a apporté le marketing ?
M. V. L’exploitation de la découverte de l’inconscient. Ça a été juteux. Ça a informé les créatifs des agences de publicité. Le marketing découvre aussi, à tous les niveaux de la distribution, le cadeau, cette caresse tendre. Le plaisir, le gratuit sont introduits dans l’action commerciale. On met au jour les fibres qui peuvent être actionnées pour augmenter les flux des marchandises. Ce qui semblait être structuré pour toujours peut être relativisé. Jusqu’aux valeurs qui sont mises en vibration par le marketing.
Bulles spéculatives
G. G. Il est une machine à créer de la valeur, l’impression de valeur.
M. V. Il invente une valeur et elle se réalise. La richesse s’accroît. On ne peut donc dire qu’il s’agisse d’un fantasme ou d’une imposture.
G. G. Mais le marketing joue comme une bulle spéculative. La spéculation (l’élaboration « conceptuelle ») provoque une inflation qui vient se surajouter au produit. Le produit, avec son petit corps matériel, se voit pourvu d’une grande aura (bulle), née du travail spéculatif du marketing.
M. V. Oui, le produit, c’est plus que le produit. C’est exactement ce que dit Benoît dans Par-dessus bord.
Deuxième entretien, Capitalisme, octobre 2007
L’imagination au pouvoir
Gérald Garutti : Vous avez écrit Par-dessus bord entre 1967 et 1969. Mais, de Mai 1968, la pièce ne comporte que deux échos très discrets.
Michel Vinaver : La pièce incorpore Mai 1968 sans que ce soit d’aucune façon un sujet. Un peu comme une absorption par les pores.
G. G. L’un des slogans de Mai 1968 était « l’imagination au pouvoir ». Quel lien faites-vous entre Mai 68 et l’explosion du marketing, décrite dans votre pièce ?
M. V. Là est la porosité de la pièce par rapport à Mai 68. L’idéologie visible de Mai 68 était « l’imagination au pouvoir », mais aussi « mort à tous les pouvoirs », y compris le pouvoir du marketing qu’on voyait alors triompher. Il y a une ironie, invisible à l’époque mais qui apparaît aujourd’hui, dans la jonction entre l’idéologie de Mai 68, telle qu’elle s’exprimait dans les slogans, et l’idéologie capitaliste à ce moment-là, dans son nouvel essor. Comme si, finalement, c’était pareil.
G. G. En effet. Qu’est-ce-que le marketing, sinon, précisément, l’imagination au pouvoir ?
M. V. Une chose est l’imagination qui s’exerce dans la fabrication des campagnes de publicité, qui a une intention de résultat. Autre chose est l’imagination dans le processus artistique, qui est distinct de toute obligation de résultat.
G. G. Ici, une perspective de finalité. Là, une forme de gratuité.
M. V. L’ironie, c’est que dans le marketing la finalité s’exerce au nom d’une valeur de gratuité. On est à la pointe de l’ambivalence. Dans l’exaltation de la gratuité de l’action, de l’instant présent en dehors de toute espèce de résultat, on est très proche de l’acte artistique. Ainsi, le marketing est très proche de tout ce que Mai 68 semble avoir libéré. Il y vraiment là une ironie énorme. Et le trouble qu’on éprouve aujourd’hui envers Mai 68 est peut-être lié à cette confusion.
Quand le pouvoir récupère l’imagination
G. G. Cela peut aider à comprendre l’amertume que provoque parfois la trace laissée par Mai 68.
M. V. Comme si, dès lors qu’on voulait instaurer un régime où l’imagination serait au pouvoir, l’imagination n’était plus dans le site qui devait être le sien : celui d’une résistance au pouvoir.
G. G. « L’imagination au pouvoir » ne finit-elle pas par appartenir au pouvoir ? Cette formulation est ambiguë. Elle peut signifier que l’imagination conquiert le pouvoir, ou bien que l’imagination appartient au pouvoir. L’hypothétique gratuité de l’imagination entre en conflit avec la faculté de récupération universelle propre au capitalisme. Dès lors que l’imagination devient un pouvoir, le capitalisme s’en empare. Ainsi, à la fin de Par-dessus bord, le patron (Benoît) récupère dans son entreprise l’artiste en marge (Alex). Mai 68 rime avec combats de libération, expression radicale, dépassement des conventions, refus de la consommation, rejet d’une République paternaliste, révolte de la jeunesse… Mais alors se pose le problème du point d’application. Que libère-t-on ? L’individu ? Mais qu’est-ce que l’individu ? Une somme de désirs. Comment y répondre ? Par des satisfactions. Qui les procure ? Des marchandises. Là, le socle commun à Mai 68 et au capitalisme, c’est l’individualisme : épanouissement de l’individu, culte de l’expression personnelle, développement de l’hédonisme. Pour satisfaire ses désirs, chacun recevra les produits adéquats. Libération et libéralisme apparaissent ici très imbriqués.
M. V. On satisfait des désirs et on crée de la marchandise dans laquelle l’individu est finalement beaucoup plus enfermé qu’il ne l’était auparavant. La libération conduit à une séquestration de l’individu. Le paradoxe de cette libération est qu’elle produit une aliénation plus grande. Supposée libérer l’individu, la marchandise introduit une dépendance supplémentaire. Il y a là une dimension qui n’est pas moins tragique qu’ironique : le moyen de salut devient une prison de plus. Et le moment de Par-dessus bord est celui de l’inconscience de tout cela.
Quatrième entretien, Mai 68, décembre 2007
« Cette épopée du capitalisme contemporain, où Vinaver s’est inspiré du Grec Aristophane, est aussi une comédie extrêmement drôle. Ce qu’a parfaitement compris Christian Schiaretti, dont la mise en scène, d’une justesse époustouflante, tient la balance parfaite entre ma gravité souterraine et l’ironie percutante de Michel Vinaver, qui observe le passage d’un monde à un autre sans prendre parti. » Fabienne Darge, Le Monde, 11 mars 2008
« Une plongée dans l’histoire - la France d’il y a quarante ans - qui est une traversée du monde tel qu’il est et déraille toujours aujourd’hui. Rouages. Par-dessus bord est une épopée du capitalisme, vécue, sublimée et dynamitée de l’intérieur, par un auteur au fait de tous ses rouages. (...) Aux acteurs, Vinaver ne mâche pas le travail, écrit sans ponctuation, le texte est une partition où chacun doit inventer césures et silences. » René Solis, Libération, 28 mars 2008
« La pièce est d'une puissance fascinante. Elle s'appuie sur la lucidité d'un regard féroce mais aussi sur l'empathie de l'auteur pour la plupart des personnages. L'épaisseur de ces derniers, qu'ils soient « croqués » ou longuement présents, est bouleversante, comme l'est la trame tissée serrée et qui ne se contente pas de nous raconter une histoire d'entreprise qui cherche les parades à la concurrence et finira absorbée par les Américains. Plongée au cœur d'une économie qui nous domine aujourd'hui. Pendant ce temps, la famille se déchire, les employés se chamaillent, sont virés sans état d'âme malgré leur fidélité… et la terre tourne. Des vies minuscules qui ont l'ampleur de l'épique. Ici portés par une troupe exceptionnelle et chacun mériterait qu'on le cite et qu'on analyse le travail superbe. » Armelle Héliot, Le Figaro, 7 avril 2008
Je suis enthousiasmée. Cette pièce est magnifiquement mise en scene et interprêtée. Le texte est intelligent et plein d'humour. Chaque personnage est important et très bien ciblé. c'est à voir absolument. On ne voit pas le temps passer.
Je suis enthousiasmée. Cette pièce est magnifiquement mise en scene et interprêtée. Le texte est intelligent et plein d'humour. Chaque personnage est important et très bien ciblé. c'est à voir absolument. On ne voit pas le temps passer.
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010