Le mythe et son actualité
Le théâtre de la parole
L’amour en fuite
De l'homme au monstre
Nous connaissons souvent le Phèdre de Racine, mais connaît-on vraiment la version originelle, celle de Sénèque, le dramaturge du 1er siècle après JC qui a tant inspiré nos auteurs classiques ?
Il y a, chez les personnages de Phèdre, le désir d’un « impossible ailleurs ». Quand la pièce commence, Thésée s’est enfui aux Enfers, Phèdre souffre de cet abandon jusqu’à ne plus dormir, jusqu’à prendre des drogues. Elle rêve d’Hippolyte. Elle est possédée par un désir de transgression, de fuite vers la forêt où vit le garçon sauvage.
À la folie amoureuse de Phèdre répond la folie d’Hippolyte. Face à eux deux, il y a les autres. La nourrice, qui va servir l’amour de Phèdre, mais malgré elle, parce qu’elle n’a pas le choix : c’est une esclave. Le messager, qui se fait conteur et peintre pour décrire le monstre marin surgi des eaux dans un récit aux images fantastiques. Enfin il y a le chœur, toujours en réflexion, en questionnement. Dans une prolongation poétique des protagonistes, il s’interroge sur la condition humaine, sur la vie, sur l’exercice du pouvoir.
Violence dans les cœurs, violence dans la société, tout est souffrance dans la civilisation.
Le pouvoir rend fou, l’humanité est détraquée. Le cœur de l’homme est un labyrinthe. C’est ce puits sans fond que nous allons explorer avec Phèdre. La traduction de Florence Dupont ainsi que le jeu puissant des acteurs feront le reste.
Phèdre est une partition écrite par un poète, pour les acteurs. Tout le théâtre romain a été conçu pour des acteurs-rois, de véritables “stars” qui, par la puissance de leur interprétation, donnaient au public la possibilité de voir l’invisible. Les spectateurs sont là, qui ne voient pas ce qu’ils ont sous les yeux mais ce qu’on leur raconte. Ainsi le messager se fait conteur et peintre, dans un récit aux images fantastiques, pour décrire le monstre marin surgi des eaux :
Un cou bleu, une crinière de cheval
Une tête verte, des oreilles droites et velues
Et puis un regard changeant
Tantôt des yeux de taureau sauvage
Tantôt de bête marine
Lançant des flammes ou s’adoucissant
d’un éclat bleu
Le texte fait voyager aux contrées de l’imaginaire, avec des prises de parole d’une étrangeté absolue, comme si les personnages étaient déjà dans un autre monde, celui de l’hallucination, comme possédés par un désir fou. Et ce désir est décrit comme une descente aux Enfers, dans une langue concrète et violente, d’une liberté stupéfiante.
Mon époux s’évade
Le voici parti à vagabonder
Thésée comprend les liens du mariage
à sa façon
Mais c’est un héros
Il a traversé le marais qu’on ne passe jamais
deux fois
Docilement il accompagne son amant Pirithoüs
dans le monde des ténèbres
Et son projet dément
Enlever la femme du roi des Enfers
Thésée l’a suivi
Thésée va
Sans crainte et sans respect
Sodomie et adultère
C’est tout ce que le père d’Hippolyte cherche
au fond des Enfers
Quand la pièce commence, Thésée s’est enfui aux Enfers. Phèdre souffre de cet abandon jusqu’à ne plus dormir, jusqu’à prendre des drogues. Elle rêve d’Hippolyte, le fils de Thésée. Elle est possédée par un désir de transgression, de fuite vers la forêt où vit le garçon sauvage. A la folie amoureuse de Phèdre répond la folie d’Hippolyte. Fils de l’Amazone, il vit dans le fantasme d’une nature originelle, vierge de toute dépravation. Pour lui, il n’y a qu’une réponse à la corruption généralisée : le retour à l’état sauvage, en finir avec la reproduction des humains, car l’humain n’apporte que l’horreur et la guerre.
Tu parles de vivre libre ? Tu parles de vertu ?
Alors il faut fuir les murs
Les murs des villes et les murs des maisons
Aller vivre dans les forêts...
Là-bas dans les montagnes vivent les Purs
Libres de la rage de posséder
Libres de la rage de gouverner
Les peuples versatiles et les foules infidèles
Face aux princes, il y a les autres. A commencer par la nourrice, qui va servir l’amour de Phèdre, mais malgré elle, parce qu’elle n’a pas le choix. C’est une esclave, porte-parole de l’espèce humaine :
Si les jeunes refusent de procréer
S’ils veulent vivre sans femme
Notre génération sera la dernière
Et avec elle l’humanité s’engloutira
Il y a aussi le messager, chargé de dire la mort atroce d’Hippolyte et enfin le Choeur, toujours en réflexion, en questionnement sur la condition humaine. Le théâtre devient alors une forme de pensée plus incarnée que la philosophie, une aventure spirituelle.
Quel champ de bataille que l’homme !
Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres,
à ces géants, nos pensées.
Victor Hugo - Quatre-vingt-treize
Chacune des tragédies de Sénèque raconte la transformation d’un humain en monstre. Et ce monstre va commettre un crime abominable que Florence Dupont traduit parfois en “crime contre l’humanité”. C’est le nefas, le crime contre l’ordre du monde, la transgression absolue.
Le désir de Phèdre subvertit l’ordre social et cosmique. Pasiphaé sa mère a aimé un taureau sauvage et mis au monde un enfant monstrueux, mi-homme mi-taureau : le Minotaure. En tombant amoureuse d’Hippolyte, le garçon-loup qui vit dans les bois, Phèdre reproduit la malédiction familiale.
Ma mère, ma pauvre mère
Ton affreuse maladie ! Rien ne t’arrêtait
Tu as séduit le chef d’un troupeau sauvage
Il était furieux et brutal
Un taureau fut ton amant de passage
Mais au moins lui
Il savait faire l’amour
L’amour incestueux de Phèdre est un crime qui la fait sortir de l’humanité. Thésée, par sa malédiction, tue son fils : c’est un crime contre l’ordre du monde. Le dernier des crimes, Phèdre l’accomplira en s’immolant sur les restes d’Hippolyte pour descendre avec lui aux Enfers. C’est un sacrilège, car les rituels funéraires sont détournés pour se transformer en noces de sang.
Ma poitrine s’est ouverte sous les coups
de la justice
Ce repaire obscène
Le coeur de l’homme est un labyrinthe, un reflet du chaos universel. C’est ce champ de bataille que nous allons explorer avec Phèdre.
Elisabeth Chailloux, d’après un entretien avec Jean-Pierre Han.
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