Platonov

Une magnifique mise en scène du chef d’œuvre de Tchekhov
Benjamin Porée a su décrire avec une précision implacable la chute des idéaux du héros. Sa magnifique scénographie ne laisse pas d'impressionner et fait sens tout comme le choix de la distribution de haute volée.
  • Une fable et une fête

Platonov, depuis quelques années, c’est un peu une pierre de touche. Comme Hamlet. Moins visible et moins célèbre, sans doute, mais tout aussi marquante et sûre pour tous ceux qui veulent éprouver leur temps et la façon dont sa jeunesse s’y reconnaît. Les amateurs de théâtre le savent, c’est souvent au feu de telles pièces que les jeunes compagnies les plus ambitieuses fondent et forgent leur identité. Et c’est souvent autour de ces grandes œuvres que se posent, d’une génération à l’autre, les premiers jalons d’une transmission. Platonov, comme Hamlet – dont se souvient le débutant Tchekhov, et qui ne cessera de revenir hanter la plupart de ses pièces – lance une foule de personnages dans l’opacité de leur époque, les laissant se heurter aux frontières de leur monde, de leur société, de leurs propres désirs et de ceux d’autrui, comme des mouches prises au piège dans une bouteille de verre ; et ce verre a beau être transparent, on ne distingue rien au-delà que troubles ténèbres. Pour Benjamin Porée, les plus importants de ces personnages sont jeunes, comme les acteurs qui les interprètent. Et leur jeunesse, saisie dans cet instantané – quasiment un autoportrait d’un collectif de comédiens à travers Tchekhov –, a frappé par sa justesse, son intensité, tous ceux qui ont assisté en mai 2012, puis en janvier 2013, à leur Platonov au Théâtre de Vanves.

Le spectacle est ici à la fois une histoire qu’on nous raconte et une performance qui s’exécute devant nous, une fable et une fête : un débordement d’énergie ne jaillissant que pour se consumer, un élan aux prises avec ses propres retombées, ou pour reprendre les termes du metteur en scène, «un certain vide “plein.” » Or aux yeux de Benjamin Porée, ce vide, celui de « l’ère des enfants sans père », se donne à lire avec le plus d’acuité « dans le regard de la jeunesse, sur le visage de Platonov. » Les interrogations de quelques Russes de province à la fin du XIX e siècle, leurs amours et leurs utopies, leurs ambitions et leur désœuvrement, la comédie qu’ils se jouent les uns aux autres au sein de leur communauté illusoire, l’ennui surtout qui les taraude et infecte jusqu’aux sources de l’existence – tels sont quelques-uns des traits que Benjamin Porée et ses interprètes dégagent comme autant de nerfs très sensibles dans « cette matière vivante qu’est la vie, tout simplement, comme état brut du réel ».

« Cent millions de personnes avec une tête, un cerveau et – deux-trois savants, un artiste et demi, pas un seul écrivain ! C'est affreux ce que c'est énorme ! Aucun appelé, aucun élu ! Jouez, braves gens ! Les sciences et les arts – c'est du travail, c'est le triomphe de l'idée sur le muscle, c'est la vie de l'évangile... et à quoi elle nous sert, la vie ? Nous autres, même sans vivre, nous saurons mourir ! C'est affreux ! »

Par la Compagnie La Musicienne du silence.
Traduction Françoise Morvan et André Markowicz (Editions Les solitaires intempestifs)

  • Extrait

Un père à l'agonie C’est un souvenir pénible, mon cher Porfiri Sémionytch ! Sa maladie, sa mort, les créanciers, la vente du domaine... et ajoutez notre haine à tout ça... C’est affreux !... Sa mort a été répugnante, inhumaine... Cet homme mourait comme seul un homme débauché jusqu’à la moelle, richard de son vivant, mendiant à sa mort, une cervelle éventée, un caractère épouvantable... J’ai eu le malheur d’assister à son décès... Il s’emportait, il lançait des injures, il pleurait, il riait aux éclats... Sa figure, ses poings se fermaient et cherchaient la face d’un laquais... De ses yeux coulait le champagne qu’il avait bu autrefois avec ses pique-assiette, à la sueur de ceux qui n’avaient que des haillons sur le dos et des épluchures à manger... L’idée m’est venue de lui parler de repentir... J’ai voulu commencer dans le genre dévot, je me souviens... Je lui ai rappelé ceux qu’il avait fait fouetter à mort, qu’il avait humiliés, celles qu’il avait violées, je lui ai rappelé la campagne de Sébastopol au cours de laquelle les autres patriotes russes et lui, ils ont pillé leur patrie sans vergogne... Je lui ai encore rappelé d’autres choses... Et lui, il me regardait avec un étonnement ! Il est resté étonné, il s’est mis à rire... Qu’est-ce que tu me racontes comme bêtises ? Parce que, lui, vous comprenez, il mourait avec la conscience d’avoir été un brave type ! Être une canaille finie et, en même temps, ne pas vouloir en prendre conscience, c’est l’effrayante particularité de la fripouille russe ! [...] Je suis là, à son chevet... Autour, il fait lourd, il fait sombre... Autour, c’est la misère après la richesse, c’est sale, en désordre, un vrai capharnaüm... Sous les pieds, des cartes à jouer, des cadavres de bouteilles de bière... Dans l’entrée, l’infirmier ivre qui ronfle... Lui, il se tord... L’angoisse m’étreint, une angoisse terrible, dans les siècles des siècles je ne l’oublierai pas, cette angoisse ! Elle m’a rendu malade, elle a fait blanchir mes cheveux... Regardez-les, là, sur les tempes, ces cheveux blancs... Ils en disent long, ces cheveux blancs ! Je les retrouve souvent chez les gens de mon âge !... Quelles pensées me traversaient la tête ! Si j’avais su les noter à ce moment-là, ces pensées, et si je vous les donnais à lire en ce moment, vous diriez que la vie est pour le moins dégoûtante. Lui aussi, comme il mourait, ses cheveux ont blanchi... Mais, lui, c’est la rage qui les faisait blanchir...

Anton Tchekhov : Platonov, 1, 5 (traduction André Markowicz et Françoise Morvan, Les Solitaires Intempestifs, 2004, pp. 85-87)

  • La presse

« On les attendait depuis longtemps. On les guettait du coin de l’œil. On allait de salle en salle et on espérait. Et puis ils sont apparus, se dressant là, devant nous. Incandescents, fougueux, soudés et jeunes. Plus beaux encore que dans nos rêves. Eux, ce sont des hommes et femmes de théâtre qui rendent vibrante la représentation, nécessaire le rendez-vous nocturne, incontestable la rencontre. » Joëlle Gayot, France Culture, février 2013

« Porée ne manque ni d’ambition ni de qualités pour servir Platonov. » René Solis, Libération, le 21 janvier 2014

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