L’histoire d’un blessé qui cesse de l’être et redécouvre le langage, l’histoire d’une vie en équilibre instable, pleines de rumeurs, de documents tronqués, d’oublis et de ressouvenirs. Quand les souvenirs sont figés comme des images arrêtées, comment la mémoire peut-elle fonctionner ? Spectacle en arabe surtitré en français.
Spectacle en arabe surtitré en français.
À dix-sept ans, Yasser, le frère de Rabih Mroué, subit une blessure qui le contraint à réapprendre à parler. C’est lui qui nous fait face sur scène.
Ce questionnement de la représentation et des limites entre fiction et documentaire est depuis toujours au cœur de la recherche de Rabih Mroué. Ici, des faits réels tissent un récit haletant, émouvant, fantaisiste, sans pathos, creusant la portée intime des événements subis, et s’ingéniant à déconstruire les règles classiques du théâtre.
Le titre planant de la pièce est emprunté à un poème de Yasser, écrit encore enfant, délicat et prometteur, dans un pays où candeur et rêve peinent à subsister.
« Vidéaste, performeur, metteur en scène, Rabih Mroué, qui vit et travaille toujours à Beyrouth, ne cesse d’interroger la mémoire de son pays, via de courtes pièces où la malice joue aussi son rôle, et où vérité et fiction se répondent. (...) Il ne faut pas rater l’artiste tout en finesse qu’est Rabih Mroué. » Libération
« Avec ce montage d'un style erratique, le frère « intact » reconstitue la perception familiale du drame, autant qu'il offre à son frère blessé une sorte de reconnaissance. Véritable ou fictionnelle ? Les deux sans doute. » Télérama, TTT
Ces quatre spectacles que vous présentez en même temps forment-ils un ensemble ?
Je crois qu’il faut les distinguer. D’un côté, il y a les trois « non-academic lectures », ou ce que j’appelle une trilogie, qui ont le format d’une conférence mais n’en sont pas vraiment, parce qu’il n’y pas de références, que j’y introduis des éléments biographiques, que je joue avec les faits et les documents. De l’autre, il y a Riding on a Cloud qui est une performance théâtrale. Entre les deux, il n’y a pas de rapport sinon que j’y travaille, bien sûr, les mêmes questions : la représentation, le rapport au langage, le rapport de l’image et de la guerre, le souci de penser les choses plutôt que de les raconter.
La représentation est, en effet, quelque chose qui traverse toute la trilogie. Dans The Pixelated Revolution, la question semble être : comment représente-t-on la guerre ?
Ce n’est pas tout a fait ça ; même si la question de la représentation est au cœur de cette conférence, mes questions concernent surtout les représentations de la mort, et l’utilisation des images et aussi des médias. Bien sûr, je n’ai aucune réponse. Je laisse les questions au centre, comme des questions vivantes que le public peut partager. Comment représenter et penser la guerre en même temps ? Comment représenter n’importe quelle histoire ou expérience, parfois violente, qu’on a traversée ?
Vous faites référence dans cette conférence qui parle de la révolution syrienne au Dogme 95 élaboré par deux cinéastes danois dans les années 90. C’est étrange d’entendre des questions esthétiques être posées à propos de ce conflit si proche.
Si je recours au Dogme 95, c’est pour créer une dimension différente pour ce sujet lourd et dramatique qui nous permette, à moi comme au spectateur, de penser autrement à la guerre. Cela peut nous offrir une distance avec un sujet aussi tragique (sachant que ce travail parle de la première année de la révolution syrienne). Le but de ce manifeste cinématographique était de se révolter contre les traditions et les normes du cinéma, alors je suggère de faire un autre manifeste cinématographique en suivant les conseils des rebelles syriens, mais contrairement aux cinéastes danois, loin de tout dogmatisme et de toute obligation. Pour moi, il est important que le public ne soit pas émotionnellement impliqué par ce qu’il voit, mais qu’il le soit intellectuellement. Cela dit, la relation entre les « conseils » syriens pour tirer sur des manifestants ou sur une manifestation et le Dogme 95 est seulement la première partie de cette conférence. La seconde partie est la plus essentielle. J’y parle de certaines vidéos repérées sur internet où se produit un contact visuel entre la caméra et le sniper, donc entre le spectateur et le sniper. Nous qui regardons ces vidéos nous avons un contact visuel avec les tueurs et c’est une façon de réfléchir à cette relation entre l’auteur d’un meurtre et sa victime.
Bien que ce soit sur la guerre, les images que vous présentez ne sont pas violentes.
Parce que la violence arrive en dehors des images, pas dans les images. Ce sont des images très floues, très tremblantes. Si on enlève le son, on ne comprend pas immédiatement ce qui s’y passe. D’une certaine façon, les images ne parlent que grâce à la bande son qui les accompagnent.
Diriez-vous que vos trois conférences portent sur le lien de l’image à la vérité, sur ce que peut dire de vrai une image ?
Non, ce n’est pas du tout à propos de la vérité. Si je posais la question de la vérité, je serais piégé dans une logique binaire : vrai / faux, bien / mal, blanc / noir, Orient / Occident. Si je travaille sur un photomontage, comme dans The Inhabitants of Images, ce n’est pas pour dire que cette image est fausse. C’est une évidence, tout le monde peut le voir. C’est pour essayer de comprendre les questions derrière, les pensées et le discours sociopolitique derrière ces photomontages. C’est pour ouvrir des perspectives, des questions, des discussions. Ce qui me semble plus riche que de juste accuser, que de simplement dire : c’est faux.
C’est donc plutôt la remise en cause des perceptions qui vous intéresse ?
Dans Three Posters, par exemple, je m’interroge sur la représentation de la mort en reprenant les vidéos qu’un certain nombre de combattants libanais qui étaient des membres du Front de Résistance nationale, qui luttaient contre l’occupation israélienne, ont réalisées avant leur suicide. C’étaient des suicides de laïques, cela n’avait rien à voir avec le terrorisme islamique ou pas islamique. Ces vidéos, selon moi, font vaciller la façon normale de regarder : en général, une vidéo c’est ce qu’on regarde après, c’est un souvenir, c’est ce qui est lié au passé. Ces vidéos sont liées à quelque chose qui aura lieu dans le futur. Elles viennent modifier notre perception du temps, son déroulement normal.
Poser des questions semble essentiel à votre conception de l’œuvre.
L’œuvre est la question en elle-même. Une œuvre cherche à fomenter de nouvelles idées, à créer des doutes, à partager quelque chose avec le public. Le public qui, pour moi, il faut le préciser, n’est jamais une masse, qui ne cesse jamais d’être une somme de gens différents, d’individus qui ont chacun leurs opinions, leurs idées, leurs doutes. Il n’y a pas le public français, le public japonais, le public libanais. Il y a simplement des gens auxquels je cherche à m’adresser presque un par un.
Riding on a Cloud est en effet très différent de ces trois performances, d’abord parce que la matière y est beaucoup plus biographique.
Je travaille la matière biographique depuis longtemps. Avec Lina Saneh, ma compagne, nous avons réalisé un spectacle en 2002 appelé Biokraphia. C’est un jeu de mot avec l’arabe. Biokraphia ça peut s’entendre « vie de merde ». Une « biokraphia » ce n’est pas un modèle, ce n’est pas complet, c’est plein de fictions, de rumeurs, de choses vraies et fausses, de documents réels ou tronqués. La frontière entre tout cela est très floue et ce n’est pas fait pour tromper le public. Les gens qui vivent dans cette partie du monde, ils ont des « biokraphia ». Parce que leur vie est incomplète et qu’elle peut être complétée par quelque chose d’autre et ils ne savent pas vraiment par quoi ni qui, et pour cette raison tout est remis en doute et en questions. Riding on a Cloud appartient à la catégorie de la « biokraphia ». C’est aussi le sujet le plus sensible que j’ai jamais approché, c’est l’histoire de mon frère, une histoire très dramatique que j’ai voulu rendre non dramatique, non tragique, car je ne veux pas que les gens soient dans l’émotion.
Vous semblez vous méfier terriblement de l’émotion. Pourquoi ?
Avec des hautes émotions nous sommes seulement dans les larmes, les cris ou les rires. Cela nous paralyse, nous empêche d’être des êtres humains. On reste proche des animaux qui sont aussi des êtres émotionnels. Qu’est-ce qu’être humain ? Avoir des idées, des questions, des doutes, c’est une affaire de rationalité. Et la rationalité est ce qui nous fait respecter les autres, est ce qui nous empêche de tuer la personne que l’on hait.
Pourquoi vous inspirer de l’histoire dramatique de votre frère si vous en rejetez la dimension dramatique justement ?
Parce que je suis très intéressé par un élément de son histoire, sa relation au langage. Et le langage est très important pour moi : les mots appartiennent à l’espace de la représentation, donc à celui de l’humanité. Dans son histoire, mon frère a perdu le langage et a dû le réapprendre et réapprendre du coup ce qu’était la représentation, la symbolisation. C’est cette zone de son histoire que je travaille, c’est cela que je veux partager avec le public. Et puis son histoire est reliée à la guerre civile et j’y ai vu un moyen de penser à la guerre civile, pas de la dire. Pas de dire, c’est horrible — tout le monde le sait, mais de demander ce que c’est.
Une question naïve alors : que pensez-vous de la guerre civile ?
Il me semble que toute guerre est une guerre civile, même si elle a lieu entre deux nations, deux états, deux ethnies. Toute guerre est civile. Selon moi, il y a toujours différentes raisons de faire la différence entre une guerre et une autre, et en ce sens peut-être que je n’ai pas réponse. Ce sont toujours des questions, qui apportent d’autres questions. C’est un voyage sans port, ou bien, chaque fois qu’on entre dans un port, on en aperçoit un autre où l’on désire se rendre. Il n’y a pas de conclusion. C’est le voyage qui est le plaisir.
Propos recueillis par Stéphane Bouquet, mai 2014
Voilà un spectacle qui commence tout doucement, sans rien de spectaculaire, avec une certaine économie de moyens et un ton qui est tout sauf racoleur. On s’ennuierait presque… Et puis, petit à petit, Yasser Mroué vous fait entrer dans sa vie et l’émotion naît. L’air de rien, vous vous prenez dans ses rêves et vous avez le cœur gros comme ça à la fin du spectacle, surtout quand les deux frères vous emmènent dans leur jardin avec leur guitare.
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Voilà un spectacle qui commence tout doucement, sans rien de spectaculaire, avec une certaine économie de moyens et un ton qui est tout sauf racoleur. On s’ennuierait presque… Et puis, petit à petit, Yasser Mroué vous fait entrer dans sa vie et l’émotion naît. L’air de rien, vous vous prenez dans ses rêves et vous avez le cœur gros comme ça à la fin du spectacle, surtout quand les deux frères vous emmènent dans leur jardin avec leur guitare.
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