Huit personnes qui ont choisi de préparer leur départ imaginent leur chambre de mémoire, mettant en scène le témoignage de ce qu'elles souhaitent laisser après leur disparition. Une expérience sensible où chaque spectateur est invité à visiter les pièces scénographiées comme autant de seuils entre la présence et l’absence.
Il semblerait que nous n’ayons jamais aussi intensément réfléchi à l’éphémère et à la mort, au temps et à l’éternité qu’en ce début de XXIème siècle.
La société moderne, qui d’après Walter Benjamin, se caractérise par son déni de la mort et par le refoulement du mourant hors de l’espace familial dans l’anonymat de l’hôpital, semble entrer dans une époque qui accorde une importance nouvelle à la mort. On discute d’assistance au suicide, on prend part à des cérémonies funéraires laïques, des séries télévisées telles que Six Feet Under trouvent un large public, et les cendres du défunt sont conservées là où séjournent les vivants : au salon...
Pourtant, malgré tous nos efforts, le défi de notre finitude ne se laisse jamais complètement désamorcer. Et le scandale de la mort ne peut se résoudre entièrement dans des séries de dispositions et d’expériences médicales. Il subsiste toujours quelques questions qui tôt ou tard nous hantent : que restera-t-il de ma personne quand mon « moi » aura disparu ? Qu’est ce qui sera mis au rebut ? Comment ai-je vécu ma vie ? Comment ceux que j’aime continueront-ils de vivre après mon départ ? Resterai-je vivant dans le souvenir d’autres même après ma mort ? Jusqu’à quel point et combien de temps ce souvenir subsistera-t-il ?
Les philosophes de l’Antiquité considéraient comme une évidence le fait de se soucier de sa propre finitude. Pour Sénèque, cette préoccupation est indispensable à une mort sereine, tandis que pour Epicure, la peur de l’homme face à la mort serait une erreur de jugement. En effet nous ne pouvons être à l’endroit où se trouve la mort, et cette dernière réduit à néant notre capacité de l’imaginer. 2000 ans plus tard, Bertolt Brecht note : « Que pourrait-il me manquer si je manque à moi-même ? ». Ce n’est probablement pas la mort que les gens craignent mais l’impossibilité pour la raison humaine de l’appréhender, qui la rend si angoissante et qui a généré à son propos un tel flot d’images et de récits dans l’histoire de la civilisation. La mort, d’après ces philosophes, est l’unique expérience humaine qu’on ne peut se faire relater.
Nachlass est une tentative de témoigner, non pas de la mort, mais du chemin que chaque être devra tôt ou tard emprunter. La non-présence se laisse-t-elle représenter ? Comment raconter qu’il n’y a plus rien à raconter, parce que l’histoire est parvenue à sa fin ?
Stefan Kaegi, Mai 2015
L’équipe rassemblée autour de Stefan Kaegi s’est rendue pendant deux ans dans des centres de soins palliatifs et des hôpitaux, dans des laboratoires scientifiques et des entreprises de pompes funèbres, auprès de médecins légistes, de neurologues et de notaires, dans des maisons de retraite et auprès de communautés religieuses – pour qui la mort est une affaire courante. Ils ont rencontré ensuite des personnes qui prévoient, pour différentes raisons, leur propre mort. Ils ont préparé avec certaines d’entre elles une chambre particulière mettant en scène leur Nachlass, les traces de leur vie qui leur survivraient, ou la manière dont elles envisagent leur propre disparition : la mise en scène d’une transmission, d’un legs, d’un partage avant de partir.
La distance inhérente à tout projet artistique a permis à ces personnes de se risquer à anticiper leur mort de leur vivant, en imaginant à quoi pourrait ressembler un espace qui évoquerait leur souvenir quand elles ne seront plus là. Un couple âgé, décidé à mourir ensemble, raconte sa vie et se rappelle sa jeunesse ; une femme réalise un rêve avant de mourir ; un père s’adresse à sa fille ; un scientifique examine techniquement ce qui lui survivra ; un Zurichois d’origine turque voit son décès comme un retour aux origines dans son pays natal.
Les huit chambres ainsi préparées sont devenues autant des lieux de mémoire que l’occasion de confidences des absents aux présents. Chaque témoin a choisi la place qu’il donne aux hôtes de passage que nous sommes, et sa manière de transmettre quelque chose de sa vie. Il met en scène son absence autant que la situation d’écoute, et il nous parle. Les chambres sont ainsi autant de seuils entre la présence et l’absence, entre la vie et la mort, témoignages sensibles de la seule expérience humaine à ne pouvoir être relatée.
Créant ainsi une situation inédite éminemment théâtrale – la scène est toujours un seuil entre la fiction et le réel, l’absent et le présent – Nachlass s’adresse aux vivants et rappelle, s’il en était besoin, que les morts ne disparaissent pas avec le décès. Ils interviennent au contraire dans la vie des vivants et interagissent avec eux, dialoguent, influencent, proposent, invitent à entrevoir sa propre vie différemment. Ainsi, Nachlass n’expose pas l’œil noir et aveugle de la mort, mais dessine les contours des limbes d’aujourd’hui et montre comment, quoi qu’ils en disent, les vivants accueillent les défunts et cheminent avec eux.
Ainsi le théâtre documentaire de Rimini Protokoll témoigne-t-il de la relation paradoxale que la société contemporaine entretient avec la mort. Car si notre modernité s’est caractérisée par son déni jusqu’à refouler les mourants hors de l’espace familial, dans l’anonymat de l’hôpital, elle n’a jamais été aussi médiatiquement exposée et socialement présente. Pourtant, cette récurrente mise en scène médiatique, médicale et sociale ne peut parvenir à surclasser le scandale de la disparition. De quoi est faite la vie que nous avons vécue, quel souvenir laisserons-nous, combien de temps les vivants l’entretiendront-ils, quel sera notre legs aux générations suivantes – restent des questions qui ne disparaissent pas avec les formulaires administratifs et les questions éthiques liées à la fin de vie. Et si prévoir n’est pas accepter, le souci de sa propre finitude est peut-être aussi la condition d’une vie sereine. Ainsi Nachlass, au-delà de son témoignage social ou sociétal, rappelle à chacun ce qui le lie aux autres et à son temps, ce qu’il reçoit et ce qu’il transmettra.
Éric Vautrin, Septembre 2016, pour le Théâtre Vidy
Jeanne Bellengi, employée dans l’horlogerie à la retraite, née en 1924 à Bellevaux et décédée en 2016 à Neuchâtel.
« Les photos sont un peu comme les corps des morts. On a un peu peur, mais après, l’image est toujours très belle. »
Alexandre Bergerioux, graphiste à la retraite et pêcheur à la mouche, né en 1971 à Genève, vit à Genève.
« Peut-être je ne vais pas te voir grandir. Et j’aimerais que tu gardes un beau souvenir de moi, de quelqu’un de bien vivant. »
Gabriele von Brochowski, ambassadrice de l’Union Européenne en Afrique à la retraite, née en 1936 à Homburg, vit à Bruxelles et à Gordes.
« Je veux décider moi-même à quoi servira mon héritage et je souhaite vraiment qu’il poursuive, après la mort, le travail de ma vie. »
Prof. Richard Frackowiak, ancien directeur du Département des neurosciences cliniques du CHUV à Lausanne, né en 1950 à Londres, vit à Paris.
« Je ne voudrais pas vivre si je ne pouvais pas me souvenir, sentir, ou si mes émotions étaient totalement émoussées. »
Nadine Gros, secrétaire à la retraite, 1947-2015, vivait à Maxeville.
« Mardi prochain, 18 août, je vais aller à Bâle en Suisse pour mourir. »
Michael Schwery, ingénieur et base jumper, né en 1971 à Zurich, vit à Wallbach.
« Quand quelqu’un meurt je n’écris jamais : « Rest in Peace» sur sa page Facebook. »
Celal Tayip, commerçant à la retraite, né en 1938 à Istanbul, vit à Zurich.
« J’ai vécu à Zurich pendant 54 ans. Mais une fois mort, je veux retourner à Istanbul. »
Annemarie & Dr. Günther Wolfarth, lectrice à la retraite et président du Conseil de la banque de cautionnement du Bade-Wurtemberg à la retraite, nés en 1928 et 1922 à Stuttgart, vivent à Stuttgart.
« Ne pas croire d’idéologie. C’est ce que je voudrais transmettre. »
9, bd Lénine 93000 Bobigny
Voiture : A3 (Porte de Bagnolet) ou A1 (Roissy) ou RN3 (Porte de Pantin) sortie Bobigny / centre-ville ou A86 sorties N° 14 Bobigny /Drancy.
Parking à proximité (un parking gratuit dans le centre commercial Bobigny 2 est accessible les soirs de représentation)