Pourquoi 4/87 ?
L’anéantissement, la destruction...
Crudité théâtrale : pas de "scène"
4 acteurs et le texte
4 pour 4 acteurs, qui traverseront durant 87 minutes le poème de Shakespeare, sans décor, sans costumes, sans lumière, sans accessoires, au plus près du public réparti sur les 4 côtés de l’arène. Raconter grâce au plus grand dénuement théâtral ce dénuement radical d’un homme né Roi, mort misérable et « fou »…
Le Roi Lear est une pièce composée de couches successives, disposées géologiquement comme autant de plaques tectoniques, avec des déplacements, des plissements, des fissures. On pourrait essayer de s’en tenir à raconter l’histoire, à la représenter dans la linéarité de l’intrigue et des rapports de personnages, mais je préfère considérer les faits et leurs effets : l’anéantissement et la destruction qui s’opèrent là. Comme si des volumes, des matières de vie s’écroulaient, étaient vouées à la disparition ; et venir ainsi à cette question : si l’on enlève tout ce qui structure le monde, que reste-t-il dans la représentation du monde ?
Adaptation d'Antoine Caubet. Traduction de Jean-Michel Déprats. Le texte est publié aux Éditions Folio/Gallimard.
Il n’y a pas un instant de cette pièce qui ne soit pas d’une extrême violence. Dès le début, avec la présentation d’Edmond, le bâtard de Gloucester, il est question d’une femme forcée. Peu après, voici Cordélia prête à être donnée à Bourgogne ou à France… On passe en quelques secondes des saignements du viol et de l’accouchement à ceux de la défloraison. D’où cette question : Qu’est ce que la vie, à quoi naît-on et comment théâtraliser cette violence, cette destruction ?
D’abord l’équilibre du royaume semble viable, puis survient la mise en péril avec le roi qui renonce au pouvoir et qui le distribue autrement. Dès ce moment, commence l’annihilation de ce pouvoir et de ses modes de représentation. Nous basculons alors dans le monde de l’envers, celui du fou. On est bien loin d’une quelconque affaire psycho-sociologique autour d’un vieillard sénile et d’une famille qui se défait, et il ne s’agit pas de travailler une figure paternelle et familiale, ou un rapport incestueux entre Lear et Cordélia qui « expliquerait » la démence de Lear. Ce n’est pas ce fil qui va nous mener mais plutôt celui de cette bousculade presque velléitaire infligée au monde et les fragilités qui se révèlent alors : dans ce monde qui ne sait plus où il va, comment les êtres évoluent-ils, se transforment-ils ?
Comment faire entendre cette violence de la façon la plus simple possible, sans treillis militaire, veston gris et chapeau mou, ni décors d’un moyen-âge hasardeux, en ne laissant que le texte et les acteurs qui le disent dans la plus grande nudité, la plus grande crudité théâtrale ? Il nous semble que rien ne devrait être plus violent qu’une fonction théâtrale qui nie complètement ses effets de représentation spectaculaire. Ainsi, les choses seraient-elles d’emblée données : nous sommes au théâtre et tout est montré. La fiction est celle de l’écriture, non plus celle du plateau. Le dispositif théâtral obéit à cette logique.
La représentation s'opère dans un espace quadri-frontal pour 120 personnes, délimitant au centre du dispositif une "aire de jeu" de quelques mètres carrés seulement. La lumière englobe tout l'espace sans mystère ni effet d'aucune sorte. Il n'y a aucun accessoire, aucun son, seulement 4 acteurs et le texte. Ce spectacle peut donc se jouer partout, et il a été proposé autant dans des salles de théâtre (à même le plateau), que dans des salles de classe, ou en extérieur, sur des places de villages (comme lors de la tournée des CCAS, par exemple).
Il s'agit de suivre la tourmente, les secousses que Shakespeare inflige aux êtres qui tentent de vivre et de donner sens à leur vie alors que tout se déchire autour et en eux. Cette pièce du chaos, composée de façon chaotique, non linéaire, nous allons la suivre à la lettre, dans ses mots, en faisant courir la représentation de corps en corps, comme si un même courant électrique parcourait des corps différents, les personnages de la pièce.
C'est ainsi qu'il n'y aura pas qu'un seul "Lear", mais quatre, à des instants différents de la pièce, les évolutions de Lear s'incarnant dans des corps d'acteurs différents, masculins et féminins, l'aventure de Lear s'universalisant par les glissements de son incarnation. Si Gloucester et Lear, dans la pièce, suivent des chemins parallèles vers leur propre anéantissement, alors le fait qu'un même acteur, aux moments les plus névralgiques des deux rôles, les incarne tous deux rendra plus criant encore leur parallélisme, plus visible, plus audible tout simplement.
De même, les rôles des 3 soeurs à l'acte 1 seront joués par la même actrice, puisque ce sont seulement les mots prononcés par chacune d'entre elles qui décident de leur destin pour Lear. Ce n'est qu'ensuite que les deux aînées divorcent, alors les deux rôles pourront être à ce moment incarnés par deux actrices (ou acteurs…).
Qu’Edgar et Edmond soient interprétés par un même acteur, dans le fil qui nous tient, apparaît comme une évidence, tous deux étant les deux faces d'un même corps. On pourrait multiplier les exemples ; l'important en tout cas n'est pas de "résoudre" le problème : "comment faire jouer une vingtaine de rôles par 4 acteurs ?", mais de faire glisser le jeu d'un acteur à l'autre à travers les rôles pour entendre et voir toutes les ouvertures proposées par Shakespeare. C'est voir la pièce comme un paysage qu'on verrait d'avion selon des angles changeants, c'est voir des silhouettes perdues dans le paysage, plus que fouiller le visage de ce Lear-là, de cette Cordélia-là. C'est mettre le public dans une position "d'enquête" vis-à-vis de l'oeuvre. Autant le premier acte est clair, simple, rapide, sec (ce qui permet une grande économie de jeu, une fixité dans l'espace), autant les bouleversements successifs et de plus en plus chaotiques de la suite (qui seront dans notre proposition clairement tels), obligeront le spectateur à "découvrir" chaque scène comme neuve, et non pas à "suivre" l'évolution plus ou moins lointaine de tel ou tel personnage.
Pour chaque projet, je cherche à envisager le regard public de façon singulière selon la pièce travaillée, sa langue, son contexte. En ce qui concerne Le Roi Lear, je me suis évidemment souvenu de la nature des représentations au début du XVII° siècle en Angleterre, où le lien entre les acteurs et le public était si fort. Il s'agit ici de tout sauf d'une reconstitution, bien entendu, mais d'essayer de créer des conditions d'écoute qui placent le spectateur dans une position très sensible par rapport à la représentation.
La proximité du public, très grande, le jeu des acteurs avec le public (France et Bourguignon, qui ont chacun deux répliques, seront même à l'acte 1 dits par deux spectateurs à qui l'on tendra le texte, bien entendu), la même lumière qui baigne la scène comme les spectateurs, tout concourt à faire de chaque acteur le même être que le spectateur, l'incluant dans la pièce de Shakespeare, dans cette histoire, et en même temps lui permettant d'être toujours dans une grande distance théâtrale.
Antoine Caubet
La Cartoucherie - Route du Champ de Manoeuvres 75012 Paris
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