Un spectacle visuel endiablé
"Ruzante, la férocité du monde, tout simplement..."
Angelo Beolco
Une nouvelle traduction
Le dialecte, langue de théâtre dans les œuvres de Beolco
Eléments dramaturgiques
La presse
Angelo Beolco est un auteur du XVIème siècle. Fils naturel d'un médecin de Padoue, il évolue à cette époque de la Renaissance dans le milieu aristocratique tout en administrant les affaires d'un promoteur d'agriculture. Il se révèle, dans cette double condition, un auteur à la plume hardie et un acteur au talent exceptionnel. Dès lors, Beolco va fixer les traits d'un anti-héro, paysan joyeux, malin, fanfaron, moqueur, confronté à la férocité du monde qui l'entoure, et donner au personnage qu'il endossera le nom de Ruzante. Nous sommes dans la verve populaire de la Comedia del'Arte. Ruzante est un comique moderne à la Buster Keaton ou Charlie Chaplin.
Jean-Claude Berutti a réuni deux textes dans une nouvelle traduction de Claude Perrus pour rendre hommage à ce véritable génie de théâtre, interprété ici par Bruno Putzulu. C'est un spectacle visuel endiablé qui a enthousiasmé le public lors de sa toute récente création à la Comédie de Saint-Etienne, codirigée par Jean-Claude Berutti et François Rancillac.
D'après La Parlerie de Ruzante qui de guerre revient et Bilora, traduction de Claude Perrus (Editions Dramaturgie).
"Au début d'une saison qu'on pourrait appeler "de la survie à la résistance", voici un auteur européen important dont l'œuvre entière, écrite en padouan, est restée méconnue jusqu'à l'aube du XXe siècle. On pourrait dire qu'avec le personnage de Ruzante - qu'invente et que joue Angelo Beolco dans la Vénétie du XVIe siècle - naît le comique moderne. On est du côté de Buster Keaton ou de Charlie Chaplin. Toute la peur du monde extérieur pousse Ruzante soit à mourir de terreur, soit à s'enfuir, soit… à user de la violence comme ultime recours.
C'est donc l'histoire d'un paysan qui s'est laissé enrôler pour la guerre. Il revient dans son village et sa femme a disparu. On lui dit qu'elle s'est réfugiée à Venise ; il y part pour la retrouver et y rencontre son copain, lui aussi réfugié dans la capitale, à qui il raconte ses soi-disant faits héroïques au champ de bataille… Sa femme passe dans la rue, le reconnaît à peine et lui dit préférer sa nouvelle situation à Venise à la pauvre vie qu'il lui faisait subir aux champs. Elle lui envoie un homme de main pour le corriger. Mais Ruzante veut récupérer sa femme à tout prix, et cette aventure, malgré le comique du personnage, finira mal.
Avec son personnage, Beolco invente l'anti-héros dans le théâtre européen, le personnage de la survie qui n'a que la peur au ventre pour avancer et qui ne connaît pas encore ses capacités de résistance au sort qui lui est fait.
Pour incarner Ruzante, Bruno Putzulu a rejoint pendant deux mois l'équipe des acteurs de La Comédie."
Jean-Claude Berutti
Acteur et auteur d'une intelligence aiguë, Beolco a inventé une nouvelle façon, ironique et divertissante, de faire du théâtre. Il a surtout forgé pour ses comédies une langue absolument neuve, le dialecte "pavano" enrichi de termes provenant d'autres dialectes de la "Padanie" - comme le lombard des Bergamasques et le ferrarais - agrémenté de formes latines.
Révolutionnaire, esprit libre, intellectuel ouvert et dialectique, il le fut assurément : c'est ce qui fait de lui un auteur comique et satirique souvent irrévérencieux, qui aimait se moquer de tous, Seigneurs et Cardinaux aussi bien que vilains. Avec ces derniers, toutefois, il faisait preuve d'une affectueuse solidarité qui venait de sa condition de bâtard, fils d'une paysanne. C'était un homme "de son temps", comme on dirait aujourd'hui, attentif à ce qui se passait autour de lui et toujours prêt à dénoncer sans peur, avec une ironie piquante, les injustices et l'affrontement entre les exploités et les exploiteurs. C'était un vrai génie du théâtre.
Dario Fo
Les textes que nous proposons de réunir et de présenter sous le titre de Ruzante (Parlerie de Ruzante qui de guerre revint & Bilora) illustrent la période au cours de laquelle Beolco, ayant abandonné les modèles théâtraux en vogue, donne à voir le paysan en empruntant la forme plus libre et spontanée du "dialogue".[…]
Dans La Parlerie, la forme théâtrale est simple, linéaire. La fable est élémentaire et se donne pour cadre un monde sans projets, sans perspectives autres que la nécessité de survivre : fuyant la misère des campagnes dévastées par la guerre, le paysan Ruzante s'est engagé dans l'armée pour s'y enrichir de butin. Saisi de panique au plus fort de la bataille, il déserte et parvient à rejoindre Venise, où il espère retrouver sa femme, qui s'y est réfugiée. Il rencontre son compère Menato, qui lui apprend qu'elle vit avec un spadassin. Ruzante se vante de la reprendre aussitôt, au besoin par la force, lui que les champs de bataille ont aguerri aux situations les plus scabreuses. Et le voilà bientôt roué de coups par son rival qui le laisse terrassé, comme mort… de peur surtout.
Dans Bilora on retrouve au départ une situation analogue : le paysan Bilora se rend à Venise - un monde pour lui inconnu et mystérieux - pour reprendre sa femme, qui lui a été enlevée par un riche marchand. Ce dernier, sûr de sa supériorité de classe et donc de l'impunité, refuse de la rendre, et la femme elle-même choisit de rester avec lui. Dans un dénouement brutal - et unique dans tout le théâtre comique - le paysan tue le bourgeois sous les yeux des spectateurs.[…]
Ces œuvres se situent hors des modes théâtraux traditionnels, qui représentaient la paysannerie sous des formes et avec un langage tantôt édulcorés, tantôt caricaturaux. Mais si Beolco se cantonne obstinément dans la monotonie d'une action dramatique répétitive, dans la rudesse d'un cadre social immobile, dans le retour insistant de thématiques élémentaires (l'appétit sexuel, la faim, la misère, l'instinct de survie, la violence…), ce n'est pas en raison de quelque complaisance naturaliste avant la lettre, ni d'un penchant pour le misérabilisme. On serait plutôt tenté de dire que son inspiration a quelque chose de surréaliste.
Sur le terreau réaliste, Beolco impose en effet une double stratégie théâtrale. D'un côté, c'est sur cette fable pauvre, reflet du délabrement matériel et moral de son monde, que le personnage Ruzante rebondit, en dépensant son inépuisable vitalité. Mais que pourrait-il opposer à l'hostilité des éléments qui l'agressent ? Rien, pas même la violence. Seule lui reste alors la possibilité du "jeu", la fuite dans l'imaginaire : les ruses dérisoires, les mensonges auxquels personne ne croit. Mais comme personne n'y croit, reste un dernier palliatif : celui de jouer en solitaire, de jouer à se faire peur à lui-même, à se mentir et à "y croire", en poussant son imagination jusqu'aux limites du délire hallucinatoire. […]
Texte fabuleux et parole expansive qui passent aujourd'hui par le filtre d'une nouvelle traduction en français et, nous l'espérons, passeront demain avec bonheur l'épreuve de la rampe.
Depuis des siècles, la distance entre la ville et la campagne, entre les paysans et les classes possédantes (souvent urbanisées), et entre leurs langages respectifs, fondait le succès de la "satire du vilain", qui comportait une connotation ironique et souvent méprisante à l'égard du monde des campagnes : les textes et les spectacles étaient destinés, cela va sans dire, aux élites urbaines.
La vision originale que Beolco propose du monde rustique est beaucoup plus riche (sans être dépourvue d'ambiguïté) : c'est l'image contradictoire, dialectique, d'une communauté opaque et sauvage, mais saine dans sa primitivité naturelle ; illettrée mais aussi dépositaire d'une langue vigoureuse et imagée ; misérable mais déployant pour survivre une inépuisable énergie. De pièce en pièce Ruzante, le personnage récurrent, se "charge de réalisme".
Mais si le choix de la rusticité comme base d'une fable est une chose, une autre chose est d'imposer le dialecte, à l'origine langue "naturelle" de cette rusticité. Beolco opère ici un acte fondateur, car d'expression "naturelle" du monde rural, le dialecte devient sur scène un enjeu culturel capital (qui a coûté à Beolco trois siècles d'oubli). C'est le choix délibéré d'un intellectuel, d'un artiste, contre la langue académique et contre les sletràn (les lettrés).
Claude Perrus
Violence sociale et instinct de survie
Au 16ème siècle, Angelo Beolco, frappé par la rudesse de son temps - les guerres d'Italie et leur lot d'épreuves qui sévissent depuis plusieurs décennies
- montre non seulement les bassesses individuelles, mais également les violences sous-jacentes d'une société soi-disant policée.
La misère qui assaille les campagnes rend la survie difficile et conduit à l'exode vers les grandes villes où mendicité et prostitution sauvent tant bien que mal de la famine. Dans d'autres cas, les hommes tentent leur chance et s'engagent pour faire la guerre dans l'espoir de recevoir une modeste solde ou de dérober quelque butin sur les terres ennemies. Dans ce dérèglement des conditions de vie, la violence se propage et redevient en réalité une modalité naturelle des rapport humains.
Ruzante en subit tous les outrages : violence économique, violence physique, violence morale. Lorsqu'il arrive à Venise, ce paysan inculte ignore les codes de l'ordre sociale dans cette ville commerçante et bourgeoise. Il est l'objet de moqueries. Même Menato, son compère, devient persifleur à son égard, ou méchant parfois. Il existe une malveillance généralisée qui va de la médisance à la brutalité. Dans ce contexte, Venise, capitale des échanges et du commerce apparaît sous des traits hostiles et cauchemardesques comme un environnement "pousse-au-crime". Pour suggérer cette noirceur, Angelo Beolco fait preuve d'une économie de moyen admirable : "si vous étiez passé par où je suis passé, vous auriez appris à manger de la ferraille et des manteaux. J'ai vendu mes armes à l'auberge pour manger ; j'avais pas d'argent."
Naissance du personnage dramatique moderne
En abordant la férocité des rapports humains, Angelo Beolco élude de fait, la question de la transcendance : il n'est plus question de morale ou de piété, il n'est question que de survie. L'auteur cantonne l'intrigue à quelques nécessités humaines "inférieures" : se protéger, gagner de quoi manger ou boire, retrouver sa femme. Qui pourrait croire qu'un Dieu bienveillant orchestre un monde aussi vil ? En ce sens, la pièce est fortement irréligieuse.
Elle ne suit pas non plus le modèle antique qui confrontait le héros à un destin retors pour lui permettre d'exprimer des qualités supérieures. Non, Ruzante est un homme simple, voire vulgaire : pleutre, menteur, grossier… Angelo Beolco, parfaitement conscient que l'intérêt de la pièce ne réside pas dans les qualités morales de son personnage, ne nous livre pas ses pensées in : il nous montre plutôt le résultat direct que la violence de l'environnement produit sur lui, comme on observerait les conséquences d'une variable sur un cobaye d'expérience. Nous voyons l'effet produit par les agressions extérieures : une déflagration mentale qui réduit un être à la sauvagerie, au néant. Comme les héros modernes, Ruzante est écrasé par les circonstances. Il existe un déterminisme social qui le condamne au crime. Nous pourrions voir en lui un précurseur de Woyzeck.
Bertrand Perret
"Bruno Putzulu fait un Ruzante qui vous la coupe. Trapu, costaud, belle force d'instinct qui va, avec des terreurs archaïques, des ruades d'animal pris à la gorge, des stupeurs d'homme acculé. Ce qu'il produit est rare. Du jamais vu à mon sens dans cette partition, qui exige du coffre et du corps, ainsi qu'une sensibilité aux dehors rudes, concrète. Autour, nul ne déchoit. La Bétia d'Angélique Clairand sait tenir la dragée haute à ce Ruzante d'exception. François Font donne toutes ses chances à Menato, genre de Philinte rural. Louis Bonnet habille d'une gravité de bon aloi son Andronico, qui est bien plus qu'un Pantalon grotesque. Arnault Mougenot, enfin, en Zane, valet qui traîne la patte, n'affirme pas qu'une silhouette. Beau travail, tout ça, si artistiquement réglé par Berutti, dans une scénographie de Rudy Sabounghi qui suggère une lagune vénitienne fantomatique, digne du générique d'un film de Mizoguchi. En bonne logique, ce Ruzante devrait être beaucoup vu ici et là. Sinon, il y aurait de quoi désespérer." Jean-Pierre Léonardini, L'Humanité
"Entouré de bons comédiens, Bruno Putzulu (Ruzante) est une immense bête de scène, aussi grandiose dans le comique que dans la détresse, les deux soudés ici par la précision de Berutti qui mêle scène et salle dans une virevoltante appropriation de l’espace." Le Soir
"Vivante, efficace et visuelle, la mise en scène de Jean-Claude Berutti - adaptée à l’ingénieux décor de Rudy Sabounghi - en appelle à l’imaginaire. Tout concourt à mettre en valeur le génie théâtral du moqueur Angelo Beolco." La Tribune
16, place Stalingrad 92150 Suresnes
Navette gratuite Paris - Suresnes : Une navette est mise à votre disposition (dans la limite des places disponibles) pour vous rendre aux représentations du Théâtre.
Départ de cette navette 1h précise avant l’heure de la représentation (ex. : départ à 19h30 pour une représentation à 20h30), avenue Hoche (entre la rue de Tilsitt et la place Charles de Gaulle-Étoile), du côté des numéros pairs. À proximité de la gare Suresnes-Longchamp (Tram 2), la navette peut marquer un arrêt sur le boulevard Henri-Sellier (à l’arrêt des bus 144 et 244 (direction Rueil-Malmaison), 25 minutes environ avant la représentation. Faites signe au chauffeur.
La navette repart pour Paris environ 10 minutes après la fin de la représentation, et dessert, à la demande, l’arrêt Suresnes-Longchamp, jusqu’à son terminus place Charles de Gaulle-Étoile.