L'engrenage de l'horreur
Place aux mots
Icare, ou la caresse du garrot
Parole d'auteur
La presse
Primo Levi raconte sa déportation en camp de concentration et d'extermination. Il
raconte aussi l'exceptionnel de ce voyage, c'est-à-dire son retour parmi les hommes. Il
évoque la solitude de tous ces êtres entassés dans des baraques, affamés et
frigorifiés. Il remarque encore celle des bourreaux et comprend à travers eux qu'il
n'est qu'un étrange objet dont eux-mêmes ne saisissent plus l'utilité. Le récit de
Levi est au-delà de tous autres témoignages : dans cet engrenage de l'horreur, l'homme
n'est rien, corps qui bouge et tête qui pense n'ont plus de sens.
Se questo è un uomo de Primo Levi est une uvre terrible ; elle est le témoignage
le plus cru, le plus limpide par sa précision, sa simplicité, sa lucidité, sur les
horreurs de l'Holocauste.
"Peut-on faire du théâtre" avec un texte de cette nature ? Par une simple
narration peut-être. Par souci de transmettre, de tarauder encore la mémoire, de lutter
contre l'oubli et les attaques révisionnistes qui surgissent de partout, ce peut être en
effet une nécessité. La théâtralité y sera évidemment un outil presque dérisoire,
mais utile encore si elle sert d'abord et essentiellement la parole.
Si c'est un homme est joué par un seul acteur, la "mise en scène" n'est pas de mise ici. Il s'agit pour moi de guider, de créer les conditions d'écoute, et de laisser toute la place aux mots, à leur sens. Ce n'est pas un spectacle mais une présence d'acteur pour transmettre cet humble message : N'oublions pas que l'Holocauste, pour notre plus grande honte est l'événement le plus important que le XXème siècle nous transmet. L'admettre, c'est déjà chercher à empêcher son classement pur et simple dans la chronologie de notre Histoire.
Livre unique que celui de Primo Levi. Il ne fait pas uvre de littérature,
l'imaginaire en est banni, il prétend ne transmettre que la vérité du vécu, de
l'humiliation et de la destruction d'hommes par d'autres hommes. Il veut être
objectivité totale, sans commentaire ni compassion excessive. Mais Primo Levi ne peut
éviter de suivre Icare dans son désir fou d'approcher la chaleur insoutenable, de
négliger la brûlure. Son suicide cinquante ans après la conjuration de la mort a remis
son corps dans la chute que l'horreur des idéologies nazies a rendue inéluctable.
Le récit de Primo Levi est pourrait-on dire vertical. Un jeune résistant italien est
jeté, comme juif et non comme résistant italien, dans le gouffre de la Shoah. Seule son
appartenance aux dernières vagues de la déportation le sauvera de la mort, lui et le
demi un pour cent qui se retrouve, vivants, dans un camp déserté par les tortionnaires.
Il est une exception, d'où l'importance de son témoignage ; d'où sa fragilité aussi.
Car si le témoignage est fort pour le combat que l'individu, seul, mène pour sa survie,
il est fragile face aux épreuves que le hasard, seul, lui évite. Levi est seul à
Auschwitz, il doit sa vie à la reconnaissance de sa solitude et à l'attention qu'il
porte à la préserver. Le drame est là, ne faisant guère de place à la solidarité.
Son enseignement est terrible.(
)
Le récit de Levi, pour l'entendre vraiment, ne demande ni décor, ni son, ni artifice de
quelque nature qu'il soit. J'y inclus pourtant quelques bribes de musiques, inadéquates
je crois, des musiques venues d'ailleurs, de l'époque où des compositeurs (comme ceux du
"groupe des six", Milhaud, Ibert et leurs compagnons) se libéraient des carcans
du conservatisme de la musique "sérieuse". Des petites pièces musicales
d'Erwin Schulhoff accompagnent notre spectacle, sans autre raison que de refuser l'oubli
de ce compositeur, non-juif, victime de la déportation au camp de Würtzburg. C'est que
le nazisme est la gangrène de tout un peuple, qui peut être celle de tous les peuples de
la terre si nous ne savons nous convaincre que la bête immonde peut redresser la tête à
tout moment. Ici le témoignage de Levi est tout le spectacle ; la musique de Schulhoff
n'est rien qu'un signe pour simuler la rencontre de deux déportés victimes d'une
idéologie diabolique. Mais cette rencontre improbable est de celles qui donnent pour moi
le sens de l'art dans la vie des hommes. Le hasard sauve Levi, la musique de Schulhoff
tombe par hasard dans son récit. Ainsi avançons-nous, nous les générations suivantes,
libérées croyons-nous des peurs de nos ancêtres. Oui, le spectacle veut réveiller nos
peurs ; l'art ne saurait avoir ici d'autres ambitions.
"Le garrot se resserre de plus en plus", écrit dans son journal Victor
Klemperer, autre témoin des crimes nazis. Hommes de notre siècle nouveau, ne
sentons-nous pas qu'un garrot, aujourd'hui doux comme une caresse peut-être, peut se
resserrer de plus en plus ? Surveillons les garrots qui veulent nous étreindre. Écouter
Levi, Semprun et bien d'autres, c'est apprendre à tenir les garrots, dixit Klemperer à
distance. Textes de Michel Dubois
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux,
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
Si c'est un homme préface de Primo Lévi (1919-1987)
On est empoigné d’emblée par la force d’un texte qui se suffit à lui-même, par la précision entomologique de ce témoignage capital. Grégoire Leménager, Le Nouvel Observateur
A la fin du spectacle, on hésite à applaudir. D’ailleurs, s’agit-il d’un spectacle ? Il faudrait un autre terme. Didier Méreuze, La Croix
Il y a dans l’interprétation de Jean-Claude Frissung des nuances infimes, à peine décalées, de surprise, de stupeur et d’indignation. Sa simplicité, sa modération, sa froideur font mouche. Frédéric Ferney, Le Figaro
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