« Puisque vous pouviez construire les plus hautes tours d’église du monde, vous pourriez sûrement vous débrouiller aussi pour trouver quelque chose qui ressemblerait à un royaume. »
À ses personnages de prédilection, Ibsen a fait cadeau d’une nécessité impérieuse : « se réaliser soi-même dans la conduite de la vie ». Ce but, Solness paraît l’avoir atteint : tous admirent ce bâtisseur qui au milieu de sa carrière a cessé de construire des églises pour se consacrer aux foyers des hommes. Mais derrière la façade, sa vie est une lutte permanente pour se défendre de la culpabilité que lui inspire son entourage : sa femme, qu’il pense avoir sacrifiée, sa famille, détruite, son atelier, où il bride les élans de son jeune collaborateur par tous les moyens.
Comment concilier l’appel « vers les hauteurs » et les exigences du monde humain, où l’accomplissement de soi se heurte à tant d’obstacles ? Juste au moment où Solness croit toucher l’automne de la vie, une jeune fille surgit de son passé pour lui rappeler une ancienne promesse. Cette jeunesse qu’il redoute a frappé à sa porte : mais peut-il lui faire place ?
Comme dans Petit Eyolf, le théâtre d’Alain Françon rencontre l’écriture d’Ibsen à l’endroit de sa radicalité poétique et de ses tensions tragiques.
Traduction Michel Vittoz.
Au moment de l’écriture de Solness le constructeur, en 1892, Ibsen est un artiste âgé, mondialement reconnu, qui, après plus de vingt ans d’exil, vient de rentrer définitivement en Norvège où il est accueilli en héros national tout en étant violemment critiqué par une nouvelle génération d’artistes qui veulent imposer d’autres formes dramatiques.
Le retour géographique n’est certainement pas exempt d’un retour sur soi dont la pièce se fait intensément l’écho : Solness, un homme d’une cinquantaine d’années, construit des « foyers pour les hommes » après avoir été un constructeur d’églises. Mais, alors que sa réussite et sa renommée sont désormais solidement établies, il est rongé par la peur que la jeunesse « frappe à sa porte » et lui demande de céder sa place. La pièce s’ouvre et s’achèvera sur une question centrale, et pour Solness et pour Ibsen, tous deux bâtisseurs d’oeuvres : Quelle est la valeur de ce qui a été construit ? Cela méritait-il qu’on lui sacrifie tout le reste ?
Comme dans beaucoup de pièces d’Ibsen, le drame convoque un passé enfoui qui vient réinterroger la valeur du présent et permettre ou empêcher un possible futur. Dans Solness, le passé refait surface sous les traits d’une jeune femme, Hilde, venue demander au constructeur de tenir la promesse qu’il lui avait faite dix ans plus tôt : lui construire un royaume de princesse. La tension entre le réel et l’imaginaire s’enracine dès lors dans ce passé qui exige à la fois des comptes et des rêves, oblige à regarder en face l’état des fondations tout en ouvrant sur la possibilité de l’élévation d’une construction nouvelle. La confrontation avec la vérité de ce qui est, impose aux personnages de se tenir constamment à la crête du présent jusqu’à en avoir le vertige.
Ce sont cette puissance et cette intransigeance avec lesquelles Ibsen construit ses drames qui guident le travail d’Alain Françon. Après avoir mis en scène Hedda Gabler, Le Canard sauvage et Petit Eyolf, il poursuit son dialogue sensible avec la radicalité de l’auteur norvégien.
Adèle Chaniolleau
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