Une introspection magnifique de nos petites histoires
Note d'intention du metteur en scène
Le compromis bonheur/lâcheté qui nous fonde
La presse
Harold Pinter reçut le prix Nobel de littérature en 2005, pour sa remarquable capacité à révéler l'abîme sous le baratin et à souligner la violence qui se profile sous l'apparente banalité des situations.
Avec Trahisons, il s'empare du trio classique mari, femme, amant, en détruisant consciencieusement toutes les conventions du genre. L'intrigue est traitée dans une chronologie inversée qui s'apparente à une fascinante enquête policière.
Entre espoir, désir, passion, amitié, travail, respect de l'autre et attachement familial… qui trahit, qui sait, qui cache, qui éprouve, que savons-nous réellement ?
Amorale et drôle, la pièce est une introspection magnifique de nos petites histoires qui joue en miroir avec les masques opaques et les attitudes sociales formatées du monde d'aujourd'hui.
Philippe Lanton révèle la finesse de cette œuvre majeure, entre tensions et silences…
Pourquoi Pinter ?
Ceux qui connaissent mon travail peuvent être surpris de découvrir mon intérêt profond pour cet auteur, les autres constateront en lisant mon cv un certain éloignement de ce projet avec ma "chère dramaturgie allemande": Müller, Brecht, Büchner, Lessing, Hölderlin, etc… Le point commun à tout cela, mon amour des mots ou plus exactement de leur agencement nommé écriture.
Ainsi, tout comme Novarina (cf Lettre aux acteurs, une de mes dernières mises en scène), Pinter me fascine depuis le début des années 80. Pinter apparaît alors comme le chantre d'un nouveau réalisme symboliste. Du Gardien à L'anniversaire, il met en scène des personnages dont la parole est souvent éclatée, une conversation de la menace, un dialogue oblique, un langage émietté …..
Mais la vraie force de Pinter, celle des auteurs véritables, c'est de prendre toute sa dimension d'écriture avec le temps. Ce décalage nous permet d'entendre – au sens de l'ouïr dont parle si bien Philippe Sollers – l'extraordinaire précision d'une écriture ciselée à coups de scalpel.
"Je ne suis pas un théoricien. Je ne suis pas un commentateur autorisé ou fiable de la scène dramatique, de la sociale ni de quelque scène que ce soit. J'écris des pièces quand j'y arrive et c'est tout. Dans les grandes lignes. Donc je m'exprime avec une certaine réticence, sachant qu'il existe au moins vingt-quatre façons possibles d'interpréter la moindre déclaration, selon l'endroit où l'on se trouve ou le temps qu'il fait." (1)
C'est bien de notre dimension tragique, de questions en questions, dont il nous parle, un tragique "beckettien" sans concession qui épure la fable, la nettoie du travers anecdotique pour la ramener vers son objet même : l'échec par la mort.
Pinter n'a pas l'ambition, l'illusion d'être prophétique en quoi que ce soit. Il n'a "rien à dire", à faire passer, à convaincre de … Il nous donne rendez-vous dans le leurre des mots, mensonges et vérités cachées juste dessous…. Il convoque le spectateur à être témoin de lui-même et du rite sacrificiel qui termine l'affrontement, la joute destructrice à laquelle il apporte sa voix de scripteur volontaire mais absent.
"En général, j'attaque une pièce de manière assez simple : je trouve deux personnages dans un contexte particulier, je les réunis et écoute ce qu'ils racontent, en restant aux aguets …/… Moi même, j'ai des sentiments mitigés pour les mots. A évoluer au milieu d'eux, à les trier, à les regarder apparaître sur la page, je tire un plaisir considérable.
Mais en même temps, j'éprouve à leur égard un autre puissant sentiment qui n'est pas autre chose que la nausée. Une telle charge de mots nous accable tous les jours que Dieu fait, mots énoncés dans un contexte tel que celui-ci, mots écrits par moi et par d'autres, dont les trois-quarts forment une terminologie morte et éculée."(2)
Le grand malentendu autour de l'oeuvre de Pinter réside dans la tentation de la résumer sous l'étiquette : "Incapacité à communiquer".
Car la communication chez Pinter est double : dans ce qui est dit et dans ce qui n'est pas dit. Le discours qu'on entend est un signe de ce qu'on n'entend pas. C'est une esquive nécessaire, un écran de fumée violent, sournois, angoissé ou moqueur qui maintient l'autre à sa place. Quand le vrai silence tombe, on en garde encore des échos mais on est plus proche de la nudité.
"Je pense que nous ne communiquons que trop bien dans notre silence, dans ce qui n'est pas dit et que ce qui a lieu est une dérobade continuelle, une suite de tentatives désespérées d'arrière garde pour faire bande à part. La communication est trop inquiétante. Révéler aux autres notre pauvreté intérieure est une possibilité par trop horrible.
Je ne suis pas en train d'insinuer qu'aucun personnage d'une pièce ne dit jamais ce qu'il veut réellement dire. Pas du tout ; au contraire, j'ai découvert qu'il vient invariablement un moment où cela arrive : il profère une parole, peut-être qu'il n'a jamais proférée avant. Et là où cela arrive, sa parole est irrévocable et ne peut jamais être retirée."(1)
Philippe Lanton
(1) Discours prononcé par H. Pinter au National Student Drama Festival de Bristol 1962
(2) H. Pinter (1930) absurdiste, minimaliste, symboliste de l'excès. Théâtre moderne et contemporain de langue anglaise. Jcl. Amalric et N.Vigouroux-Frey Ellipses. 1998
Trahisons, ce sont nos trahisons plurielles, celles que l'on commet tous vis-à-vis des autres et de nous-mêmes. C'est ce temps qui nous échappe et s'échappe de nous, c'est l'effritement de l'âme dans le compromis bonheur/lâcheté qui nous fonde, tout en mettant notre être en "abîme".
Jerry et Emma se rencontrent deux ans après leur rupture. Face à l'impossibilité de retrouver ce qui s'est perdu entre eux, ils ne dialoguent plus que par questions successives. Suite aux révélations d'Emma (Robert savait, Jerry ne le savait pas, Emma ne lui disait pas), Jerry revoit Robert.
Mensonge, protection, qui cache ? Qui sait ? Qui éprouve ? Que savons-nous réellement ? Ce sont peut-être les nombreux silences du texte qui sont autant de réponses à ces questions.
Cette introspection magnifique de nos petites histoires joue en miroir avec la trahison de la grande histoire, celle du monde d'aujourd'hui avec ses masques opaques, ses attitudes sociales et ses affects formatés par les manipulations des médias, de la publicité et de tout l'environnement idéologique.
Plutôt qu'une approche réaliste de la scénographie, nous traiterons l'espace comme un jeu d'échec à 3 pions : Emma, Robert, Jerry et un absent, Judith (femme de Jerry). Sur cet échiquier se mettent en place des lignes de tensions entre les personnages, des géométries de corps à corps, d'évitements, de glissements, de frôlements, de coups de griffes voire même de blessures et de morts.
Ces lignes de tensions indissociables de l'écriture ne se déploieront pas et c'est là un pari, dans un décor réaliste, intérieur bar-chambre-salon mais dans un espace vide où s'invite la sensualité concrète des saisons déclinées dans la pièce : Automne, Printemps, Hiver et Eté. La pluie, la neige, le vent, la chute des feuilles, la chaleur, la sueur, l'humide et le sec sont de véritables points d'appui et de jeu pour les acteurs.
C'est dans cette même logique de la tension et du silence que nous tenterons de sculpter un espace sonore : ni musique, ni images mais du son, de l'effraction sonore, comme des glissements progressifs de la couche terrestre. Chaque soir sur scène, le concepteur sonore apportera sa propre écoute créatrice à chaque "unique" représentation.
Car il s'agit bien d'un corps à corps, d'un mot à mot, d'une destruction/érection permanente. Personne ne s'y retrouve, personne ne s'y perd complètement, ça ment, ça jouit, ça use, ça meurt. Le temps qui passe, mise en échec de cet "humain trop humain".
Philippe Lanton
"La force et l’intérêt de Trahisons tiennent à l’originalité de sa construction à rebours, occasion pour Pinter d’éclairer sous un jour inédit les relations complexes entre le mari, la femme et l’amant. [...] L’impeccable distribution choisit trois comédiens distingués pour incarner ce vaudeville qui cache sa trivialité sous la bienséance et l’élégance : François Marthouret, Thibault de Montalembert et Nathalie Richard, fauves princiers aux allures de samouraïs. [...] Philippe Lanton fait le pari d’une mise en scène épurée et se garde de toute tentation réaliste jusqu’aux excès de la désincarnation. [...] Néanmoins, à force de glissements et d’évitements, de frôlements et d’esquisses des affects, la mise en scène de Philippe Lanton et le jeu très distanciés des comédiens transforment ce drame amer et lucide en partition évanescente." Catherine Robert, La Terrasse, novembre 2006
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