L’histoire d’un arrangement
« La politique de bon voisinage »
La mise en scène
Un duo d’acteurs
Extrait de la pièce
Presse
Vingt-sept remorques pleines de coton est une pièce rarement jouée, sans doute en raison de son format court. Écrite en 1945, elle présente une forte originalité dans l’œuvre de Tennessee Williams et pose un regard critique sur la politique de l’Amérique et de son président Roosevelt.
« L’Union des producteurs », récemment implantée dans l’Etat du Mississipi, récupère peu à peu tout le travail d’égrenage du coton de la région. Meighan, un petit fermier, ne veut pas se laisser engloutir par le capitalisme. Il arrose d’essence l’égreneuse (une machine à dégarnir le coton de ses grains) de la firme des « producteurs » et y met le feu, suspendant le travail en cours.
Certain de la culpabilité de Meighan mais poussé par la nécessité d’égrener ces vingt-sept remorques de coton laissées en attente, Vicarro, le gérant de la firme, se voit contraint de proposer le travail au fermier. Mais pour que Vicarro taise ses soupçons, il faudra que le fermier Meighan trouve un « arrangement ». Arrangement dont Vicarro saura tirer profit, au détriment de Madame Meighan qui acceptera, pour protéger son mari, de se soumettre à des violences très particulières. Le fermier Meighan, occupé par son nouveau marché, fermera les yeux.
Cette fable pourrait être terrible si elle n’était pas aussi chargée d’ironie et de désir. Le jeu convient aux trois protagonistes. Une certaine fascination s’exerce à voir l’évidence avec laquelle la tractation s’opère, la violence s’accepte et la parole se tait. L’envie de pouvoir et d’appropriation légitime tous les fantasmes et accommode la réalité aux désirs.
Tout est brasier dans cet incendie larvé, et la dévastation glisse et tournoie sans se lasser. L’amour est un vague squelette. Le monde a bougé ; il est devenu le monde du profit et de l’industrialisation.
Cette fable intime et politique, cruelle et incisive, nous réveille de nos innocentes compromissions. Le commerce des corps, mis en scène par le monde de l’image, accompagne notre quotidien : il est devenu l’ordinaire du monde politique. Le cynisme préserve un système où l’abus est une habitude banalisée.
Un texte de la poétesse Sapho, placé par Tennessee Williams en exergue de sa pièce, annonce la violence et le désir. Une histoire d’incendie. Le feu réchauffe les cœurs, incendie les pensées, embrase les corps et détruit les bâtiments.
« Voici qu’Eros secoue mon âme,
comme le vent qui vient de la montagne
tombe sur les chênes ».
Sapho
Par la Compagnie Les Héliades.
Tennessee Williams, dans ce texte au climat sensuel et poétique, s’engage et dénonce la politique impérialiste de l’Amérique et son hypocrisie. La « politique de bon voisinage » initiée par le président Roosevelt en 1933, dont le but affirmé était de coopérer avec ses voisins américains, aboutit à installer la suprématie des Etats-Unis en Amérique du Sud, à rendre l’Amérique latine tributaire de l’Amérique du Nord, notamment au travers d’une importante dette extérieure. Le capitalisme américain sera un outil de domination économique sur l’Amérique latine, bientôt ses filiales produisent les machines et les engrais, s’occupent de la transformation de la terre et se chargent de leur distribution. D’où vient la célèbre phrase du dictateur mexicain Diaz « Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près des Etats-Unis ».
Un projet politique appelé également du doux nom de « diplomatie du dollar ». dont on saisit bien encore aujourd’hui toutes les conséquences : une Amérique « forte » et sa politique libérale. « Tu me rends service, je te rendrai service », ainsi le fermier Meighan décrit-il la « politique de bon voisinage », telle qu’il l’a comprise au travers du discours prononcé à la radio ce soir-là par le Président Roosevelt. On ne saura jamais si la violence masquée du discours lui donne la force de devenir un bandit, ou si l’hypocrisie politique lui permet de justifier un acte déjà décidé.
Des propos à la mise en oeuvre, il n’y a qu’un pas, qu’il franchit en force. Incendier l’égreneuse, c’est véritablement déclarer la guerre, mais au lieu du bain de sang attendu, il y aura cet « arrangement ». Tennessee Williams, avec un humour noir emprunt de tendresse, n’écrit pas sur « l’histoire » et son suspense, mais sur la « machinerie » et ses étranges emboîtements.
Difficile de résister à des thèmes aussi contemporains et préoccupants, surtout quand l’écriture est chaotique et drôle, offrant une matière brute et musicale, désencombrée de toute lourdeur psychologique ou tragique. Un territoire où jouer avec le temps, les corps, la matière scénographique et sonore.
Le gérant écarte de sa main un duvet de coton sur le bras de Mme Meighan, les corps sont lourds de chaleur, le fauteuil à bascule active la langueur, le fouet caresse la botte du gérant. L’incendie : déplacements des matières, crépitements et brasiers sourds, retombées des bois calcinés. C’est sur ce thème que se créera la composition sonore qui sous-tendra le texte, en jouant avec le temps : ruptures, étirements, reprises et suspension.
Le temps se mesure aussi à l’aune de la production : la scénographie repose sur une structure métallique, constituée de pièces de machine agricole. De la cendre de l’incendie et du coton flottent dans l’air. Le sol rouge est craquelé. Les corps s’adossent au métal. La machine sommeille et guette l’homme.
La machine aussi vibre et fonctionne, elle égrène. Egrenage répétitif et lent, comme s’il s’agissait d’un nettoiement, un dépouillement par attaques répétées pour arriver au centre, atteindre le cœur.
« J’ai rencontré ces deux acteurs à un même moment, et je les ai rassemblés alors qu’ils ne s’étaient pas revus depuis quelques années et qu’ils rêvaient de rejouer ensemble. C’était sur La Rose tatouée de Tennessee Williams. Ils formaient un couple incroyable, magnifique et inattendu.
Tous deux sont de grands acteurs, formés à des écoles très différentes mais ils se retrouvent sur des points qui pour moi comptent énormément : la liberté qu’ils se donnent, leur plaisir à convoquer des émotions et à s’y engager, leur jeu physique et non convenu. Ce sont de « belles personnes » et cela aussi se sent sur le plateau. Ce couple a été unanimement salué sur « La Rose tatouée » et c’est aussi pour eux et pour les retrouver que j’ai mis en œuvre les Vingt-sept remorques. J’ai envie ici d’aller jusqu’au bout de ce duo, de jouer exclusivement avec ces deux personnes-là.
Ce pari les a rapidement convaincus et stimulés. Dès la première lecture, il s’est avéré extrêmement intéressant. La passation y est encore plus terrifiante et inévitable. Vicarro apparaît alors comme une seconde image du premier, un double qui poursuit ce que l’autre n’a pas vraiment osé achever. En construisant deux personnages vraiment distincts et qui se ressemblent pourtant étrangement, la fable prend ainsi un aspect à la fois familier et fantastique. À l’exubérance et la grossièreté du mari, vient s’enchaîner l’intériorité sadique du gérant. Ils sont frères d’une même violence et cette haine, partagée d’homme en homme, devient de plus en plus raffinée, aveugle et meurtrière. L’humanité pitoyable du mari devient dès le second homme une sorte de voie unique, comme si la cruauté avait désincarné la chair et laissé le mal apparaître dans sa froide évidence. Les deux personnages, vus sous l’angle de cet étrange lien de ressemblance, gagnent ainsi en profondeur, nous promenant entre le familier et l’effrayant, le « encore compréhensible » et l’insupportable, le quotidien et l’exemplaire ».
Véronique Widock
Flora : S’il vous plaît ne me touchez pas. Je n’aime pas qu’on me touche.
Vicarro : Alors, pourquoi est-ce que vous riez ?
Flora : Peux pas m’en empêcher. Vous me rendez tellement nerveuse, Monsieur Vicarro. Monsieur Vicarro.
Vicarro : Oui ?
Flora : J’espère que vous ne croyez pas que Jake a quoi que ce soit à voir avec l’incendie. Je vous jure qu’il n’a jamais quitté le porche. Je m’en souviens parfaitement, maintenant. On a passé la soirée sur le siège à bascule jusqu’à ce que l’incendie éclate, et puis on a pris la voiture pour aller en ville.
Vicarro : Pour célébrer l’occasion !
Flora : Non, non, non.
Vicarro : Vingt-sept remorques pleines de coton, c’est une bien grosse affaire qui vous tombe dans les bras comme un don des Dieux, Madame Meighan.
Flora : Je croyais que vous aviez dit qu’on en parlerait plus.
Vicarro : C’est vous qui avez commencé cette fois-ci.
Flora : Eh bien s’il vous plaît n’essayez plus de me brouiller les idées. Je vous jure que l’incendie avait déjà éclaté quand il est revenu.
Vicarro :Ce n’est pas ce que vous venez de dire.
Flora : Oh mon dieu, vous vous y entendez pour me faire dire ce que j’ai pas dit ! Peut-être que je ferais mieux d’aller nous faire une limonade.
Vicarro : Il ne faut pas vous déranger.
Flora : Je vais y aller et ça ne prendra pas longtemps, mais pour le moment, je suis trop faible pour me lever. Je sais pas pourquoi mais je peux à peine tenir mes yeux ouverts. Ils n’arrêtent pas de se fermer. À mon avis, on est un peu trop serrés, deux sur un siège à bascule. Vous voulez me faire plaisir, et aller vous asseoir là-bas ?
Vicarro : Pourquoi est-ce que vous voulez que je me déplace ?
Flora : À deux serrés comme ça, on dégage trop de chaleur.
Vicarro : Un corps peut emprunter de la fraîcheur à un autre.
Flora : À ce qu’on m’a toujours dit, c’est de la chaleur que les corps empruntent.
Vicarro : Pas dans le cas présent. Je suis frais.
Flora : C’est pas l’impression que vous me faites.
Vicarro :Je suis frais comme la rosée. Si vous ne me croyez pas, touchez-moi.
Flora : Où ?
Vicarro : N’importe où.
Flora : Excusez-moi, il faut que je rentre. (il l’oblige à se rasseoir) Pourquoi faites-vous ça ?
Vicarro :Je ne veux pas que vous me priviez déjà de votre compagnie.
Flora : Monsieur Vicarro, vous devenez drôlement familier.
Vicarro : Vous n’avez donc pas envie de vous amuser ?
Flora : Ce que vous faites ne m’amuse pas.
Vicarro :Alors, pourquoi vous riez ?
Flora : Je suis chatouilleuse ! Cessez de me tapoter s’il vous plaît !
Vicarro : C’est pour chasser les mouches.
Flora : Laissez les donc tranquilles. Elles font rien de mal.
Vicarro : J’ai l’impression que vous aimez qu’on vous tapote.
Flora : Non. Je vous demande d’arrêter.
Vicarro :Vous aimeriez être frappée plus fort.
Flora : Non, j’aimerais pas ça !
"Une histoire de fer. Et de feu qui embrase le corps, fait rougeoyer le
désir pervers. Une histoire terrible et magnifique où le sordide le plus noir
côtoie la tendresse la plus folle. Une pièce coup de poing splendidement
interprétée par Iona Craciunescu et Olivier Comte."
Marie-Emmanuelle Galfré, Le Parisien, 12 février 2004.
"Rarement jouée, cette pièce montre toute la violence dont les hommes
sont capables afin d'assouvir leurs désirs, leurs idéaux, n'hésitant pas à
s'asservir les uns les autres. Le discours de Tennessee Williams n'a pas pris
une ride. Il est très bien retranscrit par une mise en scène dynamique qui
nous fait sombrer au fil des minutes dans des rapports de force, dont aucun
acteur ne resortira indemne."
Affiches Parisiennes et départementales, 21 février 2004
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