« Le monde est tout ce qui arrive. Le monde est la totalité des faits, non des choses. »
« Incorporated »
Wittgenstein au travail
Note de l'auteur
Jouer Wittgenstein
Au sujet de Wittgenstein
Un texte – presque un scénario qui suit la pensée en action du philosophe Wittgenstein sur la question de la croyance. Qu’est-ce que croire ? Qu’est ce qui se met à l’œuvre dans l’esprit de l’homme quand il dit « je crois » ? La croyance réunit-elle les hommes ou les sépare-t-elle ? Ces questions restent brûlantes. Créé il y a presque vingt ans, ce spectacle est encore dans la mémoire de ceux qui l’avaient vu au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis ou au Festival d’Avignon 1991.
Wittgenstein est un philosophe qui aimait parler plutôt qu’écrire. Ou disons que c’est en parlant que les idées lui venaient. D’ailleurs les idées ne lui venaient pas, il les arrachait à lui-même, il les produisaient avec douleur ; il n’avait pas vraiment des idées, en fait, il les fabriquait. « Le visage austère, aux traits mobiles, le regard concentré, les mains cherchant à saisir des objets imaginaires : on ne pouvait éviter d’être frappé du sérieux de cette attitude et de la tension intellectuelle qu’elle révélait. » C’est ainsi que le décrit un de ses amis. C’est ainsi aussi que le représente l’écrivain néerlandais Peter Verburgt, dans Wittgenstein Incorporated qu’il a écrit à partir de trois cours du philosophe consacrés à la croyance. Des cours qui parlent de la foi et de la mort, de l’impossibilité de comprendre vraiment ce à quoi croit quelqu’un qui croit, et de l’anxiété muette que peut produire un mourant qui vous dit : « je penserai à vous après ma mort ».
Dans la mise en scène qu’ils font du texte de Verburgt, mise en scène créée il y a vingt ans, et reprise aujourd’hui, Jan Ritsema et Johan Leysen ont choisi de faire entendre à égalité les idées de Wittgenstein et le travail d’extraction de ses idées, les difficultés, les impasses, les retours en arrière, la violence aussi que déclenche en le philosophe le sentiment de ne pas y arriver, de ne pas savoir penser, ou pas assez précisément. A l’aide d’une gestuelle millimétrée et rigoureuse, Wittgenstein Incorporated veut donner à voir autant qu’à entendre la naissance d’une pensée terriblement rigoureuse.
* : Ludwig Wittgenstein, première phrase du Tractatus logico-philosophicus
Traduction de Frans de Haes
Wittgenstein Incorporated, si le titre de cette production suggère bien que son personnage principal est le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889 1951), son contenu est bien davantage que la simple incarnation scénique de ce dernier, au moyen d'un texte épousant la forme d'un monologue.
Le texte de Peter Verburgt se compose non seulement d'une série de répliques en discours direct, prononcées par Wittgenstein, mais également de quantité d'éléments textuels en discours indirect : directives de prises de vues, didascalies, remarques concernant le comportement de Wittgenstein, détails touchant au décor, descriptions des auditeurs etc. Cet ensemble textuel, libellé à la troisième personne, fait intégralement partie de la pièce que joue Johan Leysen, Peter Verburgt ayant puisé son inspiration, pour écrire toutes ces associations, dans les annotations faites par deux auditeurs, lors des cours donnés par Wittgenstein à l'université de Cambridge.
Néanmoins, la pièce n'est pas un documentaire sur Wittgenstein, philosophe. Jan Ritsema le souligne en remarquant que le spectacle concerne "les conditions et le déroulement", l'accent étant mis sur la situation / les circonstances / les conditions que Wittgenstein avait coutume de se créer pour que son travail de réflexion puisse se dérouler de la manière la plus fructueuse. Ce que fait le philosophe, les réactions des auditeurs etc. : voilà ce qui fait partie d'une espèce de processus préparatoire, pareil à celui que connaît l'acteur en passe d'improviser. La réflexion procède de la condition. Wittgenstein n'élabore pas ses raisonnements à partir de constructions préméditées, il les extrait en quelque sorte des circonstances. De même que l'acteur moderne rejette, bien souvent, sa connaissance préétablie, voire son acquit professionnel, pour atteindre à l'essentiel et à la simplicité dans son travail, le philosophe dépouille précieusement ses pensées de tout ce qui les alourdit : les pensées ne se construisent pas, elles se "déroulent". C'est donc consciemment que se recherche le parallélisme entre la manière dont Wittgenstein s'adonne à la philosophie et celle dont Johan Leysen donne corps à ce processus.
Tant au niveau du jeu qu'à celui de la pensée, se livre un combat contre le cliché et pour la reconquête de la force émanant de ce qui se présente, ici et maintenant. La philosophie se confond avec le jeu pour ne faire qu'une seule et même occupation active et passionnante. Dans son jeu, Johan Leysen part simultanément à la recherche de la pensée qui soustend la philosophie et du jeu qui se cache derrière la pratique de l'art dramatique en tant que système. Le doute, la prise de décision impromptue, la recherche du sens caché des mots : voilà ce qui, dans ce processus, importe davantage que l'étalage de certitudes à toute épreuve.
Wittgenstein, le vrai, a dit : "(Mes) doutes constituent un système." Son homologue dans la pièce remarque (au sujet d'un de ses auditeurs) : "S'il était raisonnable, au moins il douterait". Pour abstrait que tout cela puisse paraître, le texte de Wittgenstein Incorporated est loin d'être de la philosophie lue sur les planches. Vivant, parfaitement jouable, il fait de Wittgenstein un personnage concret. En consultant le dictionnaire, nous trouvons à "incorporated" : fait corps avec un autre, uni intimement, mélangé, fondu…Johan Leysen ne cesse de jouer les deux faces se renforçant mutuellement d'une seule et même identité : celle de Wittgenstein et de son autre moi observateur, celle du philosophe et de l'acteur, celle du maître et de l'élève.
Marianne Van Kerkhoven
En 1947, bien qu’il soit titulaire d’une chaire de philosophie dans un des prestigieux collèges de Cambridge, Ludwig Wittgenstein décide de renoncer à cet « absurde métier de professeur de philosophie : une vie d’enterré vivant. » Il s’était aperçu qu’une sorte de secte était en train de se former autour de lui et qu’il ne pouvait plus faire correctement son métier d’enseigner, c’est-à-dire d’illuminer ses élèves. « Un certain jargon, c’est la seule graine que je puis semer. » Il faut dire que Wittgenstein n’était pas entièrement innocent de cette dérive vaguement sectaire. Ultra élitiste, il ne supportait à ses cours que des élèves qu’il avait lui-même désignés comme capables : de vrais étudiants mais aussi bien souvent seulement d’autres professeurs. De quoi devaient être capable ses auditeurs ? De le comprendre et de partager avec lui l’idée que la philosophie est un combat. «Wir kämpfen mit der Sprache, » disait-il pour désigner son activité. Nous luttons avec la langue.
Norman Malcolm, l’un des amis du philosophe, décrit comme suit l’un de ces cours : « Cette recherche prenait souvent la forme de conversation ; Wittgenstein posant des questions à ses auditeurs, puis reprenant et commentant leurs réponses. Fréquemment, ce dialogue se poursuivait pendant tout le temps de la séance, parfois cependant, comme il s’efforçait de poursuivre une idée et de la rendre plus claire, il interdisait, d’un mouvement de la main, toute autre question ou remarque. Il se produisait fréquemment des périodes de silence où Wittgenstein paraissait se parler à lui-même, tandis que toute l’assistance demeurait profondément attentive. Pendant ces périodes, Wittgenstein ne cessait de demeurer à la fois agité et tendu. Le visage austère, aux traits mobiles, le regard concentré, les mains cherchant à saisir des objets imaginaires : on ne pouvait éviter d’être frappé du sérieux de cette attitude et de la tension intellectuelle qu’elle révélait.»
Cette idée que la philosophie est un combat, qui pouvait conduire Wittgenstein jusqu’à la violence verbale à l’égard de ses auditeurs, comme en témoigne la pièce Wittgenstein Incorporated -monologue où il s’énerve, cherche le conflit pour pouvoir sortir d’une impasse- tient sans doute au caractère du philosophe, toujours tendu par une sorte d’idéal ascétique et guerrier. Il fut ainsi plusieurs fois décoré pour bravoure lors de la Première Guerre Mondiale. De même, une anecdote fameuse laisse voir quelle place il attribuait à son auditeur. Alors que George Moore, philosophe de poids et comme lui professeur à Harvard, était venu lui rendre visite en Norvège où il s’était isolé, Wittgenstein passa ses journées à lui dicter ses idées sans lui laisser placer un mot. L’amitié entre les deux hommes ne s’en remettra pas, mais elle montre combien Wittgenstein est hanté par le besoin de formuler ses idées en public plutôt que de les coucher sur le papier. C’est un véritable philosophe de la parole, une sorte d’acteur de la pensée. Quelqu’un pour qui le cours était aussi une sorte de scène. De son vivant, il n’a d’ailleurs publié qu’un seul livre.
Autant qu’à son caractère revêche, cette méfiance combative à l’égard du langage, cette insatisfaction à l’égard de l’expression, ce goût de la formulation et de la reformulation, dont témoigne aussi Wittgenstein Incorporated, tient à un des postulats de base de sa philosophie : il y a de l’indicible, le langage est moins important par ce qu’il dit que par ce qu’il montre ou indique. Très tôt dans sa vie de penseur, il l’écrira à un de ses amis : « Si seulement vous n’essayez pas d’exprimer l’inexprimable, alors rien n’est perdu. Mais l’inexprimable sera – inexprimablement – contenu dans l’exprimé. » (Lettre du 9 avril 1917 à Paul Engelmann).
C’est ce professeur-là, violemment aux prises avec le langage, au fond en partie hostile au langage qui selon lui ne dit jamais rien d’important, que le philosophe néerlandais Peter Verburgt montrait dans Wittgenstein Incorporated et que Jan Ritsema a mis en scène en 1989. La pièce fut montrée, avec un très grand succès, au Festival d’Avignon 1990. À partir de trois cours donnés par le philosophe autour des questions de la foi et de la raison, cours dont il nous reste les notes prises par ses auditeurs, et à partir de ce qu’on sait de la tension qui était celle de Wittgenstein en train de penser, Verburgt a imaginé un long monologue du philosophe à l’œuvre.
« La démarche était stricte, nette : avec ces notes, il m’était pratiquement impossible de faire fausse route. (…) Ces textes, je les ai joués en ce sens que, fragment après fragment, j’ai imaginé naïvement et en toute inconscience, ce dont ils pouvaient bien s’assortir » déclarait Verburgt lors de la création du spectacle. Tous les gestes qui émaillent le spectacle, les hésitations, les silences, ramasser des fleurs, sortir de la pièce, sont des gestes que peut-être Wittgenstein n’a pas fait, au moment de prononcer ces cours-là, mais qui étaient le genre de gestes qu’il faisait en général pour penser.
Le texte du scénario de Verburgt se présentait à l’origine en deux colonnes, l’une de didascalies, livrant des indications sur le décor, sur les gestes du philosophe, sur les mouvements de caméra ; l’autre, redonnant le texte des cours de Wittgenstein. En travaillant ensemble, Jan Ritsema et Johan Leysen, qui créa ce monologue il y a vingt ans, et le reprend aujourd’hui, ont eu le sentiment presque immédiat qu’il fallait inscrire ces didascalies dans le spectacle parce qu’elles disent aussi, à plein, le travail de penser.
Wittgenstein Incorporated est donc devenu l’histoire d’un auditeur anonyme qui raconte enmême temps ce qu’il voit et ce que Wittgenstein dit. Selon Jan Ritsema, il faut une petite dizaine de minutes au spectateur pour apprendre à faire la différence entre les deux modalités de la parole, pour en quelque sorte apprendre à se débrouiller avec le langage, puis ensuite il n’y plus de confusion.
Stéphane Bouquet
J’ai voulu faire une pièce autour d'un certain mode de penser que je trouvais chez Wittgenstein, tout en ayant conscience du fait qu'un tel sujet aurait vite fait de me placer devant la "difficulté abstraite". J'ai cherché à établir un lien thématique avec le temps présent. Ce qui m'intéressait n'était pas que la philosophie. Il est toujours plus facile d'écrire "contre" quelque chose, de procéder à coups d'associations. Ces notes de cours m'ont fourni un cadre rigide, bien délimité, face auquel j'ai plume permettre bien des choses. En fait, ma façon de procéder repose sur une espèce d'identification inversée. Par identification on entend généralement le fait de se glisser dans la peau de quelqu'un. Je ne me suis pas demandé quels gestes, mouvements, etc., Wittgenstein a pu faire en énonçant ces paroles qui sont les siennes, mais bien ce que j'aurais fait, moi, si j'avais été capable de tenir ces mêmes propos. En quelque sorte, j'ai déconnecté les textes de Wittgenstein pour les faire passer à travers ma propre personne. Il était donc moins question de se projeter dans Wittgenstein, que de se l'introjecter, tout au moins en partie. Le rythme, les attitudes, les mouvements, les détails : ce sont des choses que je connais, peu m'importe de savoir si Wittgenstein les connaissait, lui aussi.
La démarche était stricte, nette : avec ces notes, il m'était pratiquement impossible de faire fausse route. Elles ont constitué comme un fil rouge, même s'il m'est arrivé de m'en écarter, d'en larguer certains éléments. Ces textes, je les ai "joués" en ce sens que, fragment après fragment, j'ai imaginé naïvement et en toute inconscience, ce dont ils pouvaient bien s'assortir. L'intégralité du texte a d'ailleurs été écrite d'une seul jet, sans remodelage ni toilette. Tout a commencé comme un pari, mais celui-ci s'est poursuivi sans discontinuer. Le phénomène est plutôt rare, mais en l'occurrence il s'est produit : par exemple, ces pétales de fleurs que Wittgenstein ramasse sur l'appui de fenêtre pour les jeter dans son panier, quinze pages plus loin, tout cela m'est venu par intuition.
Je n'avais jamais écrit pour le théâtre et ce Wittgenstein Incorporated se rapporte bien moins à mon travail antérieur qu'à celui qui va suivre. Il est cependant lié à la vie que j'ai menée jusqu'à présent : je me suis, par exemple, beaucoup trouvé seul dans des chambres qui m'étaient étrangères. En ce sens, la pièce est également autobiographique. J'ai moi-même, entrepris des études philosophiques et de ce fait, Wittgenstein ne m'était pas absolument inconnu. J'ai cependant constaté que les spécialistes qui se sont vraiment investis dans son œuvre, n'en savaient pas vraiment plus que les autres. J'ai donc décidé de ne pas approfondir ma connaissance de son œuvre dans l'appréhension d'un blocage-appréhension d'autant plus grande qu'il s'agissait d'une œuvre dans laquelle chaque mot compte. Plonger dans les livres ne m'intéressait pas ; ce qui m'importait avant tout, c'étaient les conséquences humaines de l'énoncé d'une telle philosophie.
Dans la philosophie de Wittgenstein, j'aime la purification à laquelle elle donne lieu, la rigueur, l'idée que la philosophie et la qualité de la vie sont proches l'une de l'autre, qu'une philosophie épurée ne peut se concevoir qu'au prix d'une vie également purifiée. De telles combinaisons radicales (plutôt rares chez les hommes philosophes) me séduisent énormément. Il est une image qui me semble illustrer à merveille ce que je fais dans/de cette pièce. Je m'occupe également de sculpture : ce que je fais alors, c'est ôter des fragments d'une pierre, lui enlever des morceaux, encore et toujours. Partir du chaos originel pour n'en retenir, finalement, que deux fois rien. C'est le fait de trancher qui importe. Il faut pouvoir supporter de ne rien construire, mais bien au contraire, de supprimer toujours davantage.
Peter Verburgt
Comment avez-vous choisi de jouer Wittgenstein ?
Johan Leysen : Je n’incarne pas Wittgenstein, je suis un personnage flottant. Imaginez que vous sortez d’un film, et que vous commenciez à raconter le film. Dans ces cas-là, on ne joue pas les personnages, on prend leurs positions. Ce n’est pas un travail d’acteur à la française, mais un travail plus direct. On ne représente pas. On fait les gestes qu’on fait parce qu’on veut communiquer quelque chose, pas communiquer le théâtre mais d’une certaine façon communiquer la pensée, directement, penser ensemble. Nous avons été sélectionné par un festival de danse à cause de tous ces petits mouvements très stricts qui désignent la façon dont Wittgenstein engage son corps pour penser. Le travail d’acteur est une sorte d’équivalent en précision à la pensée de Wittgenstein, à la façon dont il traite les problèmes. Comme tous les cours de Wittgenstein, celui-ci porte sur la question centrale : que dit-on quand on dit quelque chose ? En l’occurrence, que dit quelqu’un qui dit « je penserai à vous après ma mort. » Que dit-il et que peut-on comprendre qu’il dit et cela a-t-il un sens pour celui qui l’entend et quel sens ?
Johan Leysen : Ces textes parlent de la religion mais surtout de la mort. L’émotion se noue à la pensée. On a l’impression qu’il voudrait pouvoir dire oui, oui on va se voir après la mort, mais il ne peut pas, il n’y arrive pas. C’est moins théorique qu’il n’y paraît. On sent sa solitude, et son désir de faire plaisir à ce monsieur, de lui dire, ça a un sens de se dire qu’on se reverra après. C’est ce qui m’intéresse en le jouant de montrer que la pensée n’est pas une chose sèche, abstraite, mais qu’elle est liée à des affects en lui, à des affections.
Jan Ritsema : Ce n’est pas seulement un spectacle philosophique mais sentimental. Wittgenstein est déçu de lui-même, il dit que ce qu’il dit n’est pas à la hauteur. C’est un voyage tragique parce qu’il veut savoir quelque chose mais qu’il ne peut pas y atteindre, et ça c’est le principe du tragique.
Johan Leysen : Le premier cours est très important : il cherche l’angle d’attaque pour entrer dans la matière, il fait des allers-retours, pense à autre chose, recommence, etc. Il multiplie les tentatives. C’est épuisant et pour ce faire, pour réussir, il se permet tout, même la violence.
Jan Ritsema : Alors on s’identifie à cet homme travaillant avec et contre lui-même. Quelqu’un me dit : je penserai à vous après ma mort. Comment je dois prendre ça ? Je ne peux pas ne pas répondre. Je suis devant une croyance qui essaie de se communiquer, mais qui ne peut pas s’exprimer, qui ne peut que semontrer. On ne peut pas comprendre, on ne peut que se relier. Et du coup, on ne peut pas être négatif, dire non ce n’est pas vrai, parce qu’on ne peut pas comprendre, on ne peut que chercher à voir ce qui est montré, ce que l’expression de cette croyance désigne. C’est un travail de paix plutôt que de séparation. C’est le sens de cette pièce. Wittgenstein donne toujours des exemples. Quand je dis je pense à mon frère, je dis quoi exactement ? Et qu’est-ce que l’autre peut comprendre ? Peut-on comprendre ou y a-t-il toujours mésentente ?Quand je dis blanc, il y a d’abord entente (tout le monde parle de blanc) puis mésentente (personne ne parle du même blanc). Comment pouvons-nous nous entendre ? – c’est vraiment la question. Comment échapper, et est-ce que cela est même possible, à la mésentente. L’important n’est pas de savoir à qui ou à quoi je crois, mais de se demander : quand je dis je ne peux pas comprendre ce que tu crois, qu’est-ce que je dis ?
Propos recueillis par Stéphane Bouquet
En quête de perfection et d'absolu, d'une grande forme de pureté, Ludvig Wittgenstein était porteur d'une profonde solitude, d'une insondable intériorité. Souvent dépressif, il avait des tendances suicidaires. De lui, Russell a dit : "(…) il avait du feu, de la pénétration, et une pureté intellectuelle à un degré tout à fait extraordinaire." Bertrand Russell, Portraits from Memory.
Dans sa pensée, la philosophie et l'éthique (la volonté morale, le sens du devoir…) étaient indissolublement liées. Pour lui, la vie faisait partie du travail ; la philosophie était une activité, une pratique. Sa manière d'enseigner allait à l'encontre de tout modèle d'enseignement habituel. Son ami Norman Malcolma défini son approche pédagogique en ces termes : « D'une part, il poursuivait là ses efforts de recherche originale, réfléchissant à certains problèmes aussi librement qu'il pouvait le faire lorsqu'il se trouvait seul. D'autre part, cette recherche prenait souvent la forme de conversation ; Wittgenstein posant des questions à ses auditeurs, puis reprenant et commentant leurs réponses". Christiane Chauviré, Ludwig Wittgenstein
Dans ces circonstances, il faisait preuve d'une intense ardeur et d'une extraordinaire capacité de concentration. Pour se relaxer de ses cours épuisants, il aimait à se rendre au cinéma ou à se plonger dans la lecture des plus anodins des policiers. En outre, il raffolait des œuvres de Wodehouse. Le milieu universitaire lui servait, à la fois, de refuge et de tête de Turc. Force est d'ailleurs de constater, à cet égard, qu'en réservant un champ d'action à un original de la trempe de Wittgenstein, Russell aussi bien que Cambridge firent montre d'une insigne largeur d'esprit.
Ce qui, avant tout, distingue Wittgenstein de la plupart des philosophes, est son refus de théoriser. Dans son optique, les problèmes philosophiques ne pouvaient s'aborder que d'une manière on ne peut plus concrète et logique. Bien souvent, il s'appuyait sur des "critères publics" pour arriver à comprendre : "Le sens d'un mot est la manière dont il peut s'utiliser". L'affirmation sur laquelle se termine le "Tractatus", (à savoir qu'il faut se taire quand on ne peut pas savoir ce qu'un affirme, ou pas savoir si l'affirmation pourra véritablement être comprise), sans être la fin de la philosophie, en a en tout cas indiqué les limites.
« Il était étrange, et ses notions me paraissaient bizarres, de sorte que tout un trimestre je ne pus arriver à savoir si c'était un homme de génie ou simplement un excentrique. À la fin de son premier trimestre à Cambridge, il vint me voir et me dit : "S'il vous plait, dites-moi si je suis complètement idiot ou pas ?" Je répondis "Mon cher, je n'en sais rien. Pourquoi me le demander ?" Il dit : "Parce que, si je suis complètement idiot, je deviendrai aéronaute ; sinon je deviendrai philosophe." Je lui dis de m'écrire quelque chose, pendant les vacances, sur un sujet philosophique, je lui dirais alors s'il était complètement idiot ou non. Au début du trimestre suivant, il m'apporta le résultat de cette suggestion. Après avoir lu une seule phrase, je lui dis : "Non, vous ne devez pas devenir aéronaute." Et il ne le devint pas. » Bertrand Russell, Portraits from Memory
De son vivant, Wittgenstein se vit assez rapidement reconnu par le monde de la philosophie. Son influence sur la pensée anglo-saxonne prit rapidement un essor considérable. Il en alla autrement en France où ses idées ne trouvèrent leur chemin que difficilement et bien plus tard. Jacques Bouvresse analyse ce phénomène. En dépit de certains indices qui permettent de penser qu'il pourrait un jour y devenir à la mode, Wittgenstein reste dans notre pays un auteur singulièrement inactuel.
Il est vrai qu'après celui de rester tout à fait inconnu, le fait de devenir à la mode constitue en un certain sens l'aventure la plus fâcheuse qui puisse arriver à grand philosophe, car l'attention réelle que l'on porte à un auteur et l'effort véritable que l'on fait pour comprendre sont souvent en proportion inverse de l'agitation qui a lieu autour de son nom et des honneurs officiels qui lui sont décernés. Mais, dans le cas de Wittgenstein, il s'agirait de quelque chose de pire qu'une mésaventure, parce que toute sa philosophie est en un certain sens une dénonciation du phénomène de la séduction et de la mode en matière de théories ou d'idées, c'est-à-dire de tout ce qui fait qu'une certaine manière de penser et de s'exprimer s'impose à un certain moment comme la seule possible ou concevable et devient pour un temps obligatoire, officielle, consacrée.
La philosophie est, de son point de vue, une entreprise purement négative : elle se réduit à une sorte de lutte permanente, et jamais assurée d'aucune victoire sûre, contre la fascination dangereuse exercée par un certain nombre de mots magiques, de formules rituelles, d'explications et de théories qui ne reposent sur rien d'autre que l'empressement du plus grand nombre à les accepter et à les défendre, bref contre toute une mythologie savante, caractéristique de nos sociétés rationalistes. Il est peu probable, à vrai dire, que la philosophie de Wittgenstein puisse réellement être appréciée par les amateurs de sensations intellectuelles, parce qu'elle est allée incomparablement plus loin qu'aucune autre dans le sens de l'ascétisme et de l'austérité : elle constitue une sorte d'invitation paradoxale à bouder systématiquement son plaisir en matière de théorie, à orienter son effort contre tout ce qu'il peut y avoir de prestigieux et d'ensorcelant dans certaines productions de l'intellect, à se persuader sur des exemples caractéristiques que les innovations les plus grandioses qu'il ne semble et que, comme le dit l'épigraphe des Recherches philosophiques (empruntée à Nestroy), "en général le progrès comporte cette particularité de paraître beaucoup plus grand qu'il n'est en réalité."
"(…) Mais ce qui caractérise avant tout la démarche philosophique de Wittgenstein est pourtant la passion de la clarté et de la simplicité, le mépris du jargon technique, de la prétention et de l'emphase, de l'ésotérisme et de l'hermétisme, le souci constant de ne rien réserver et de ne rien cacher, d'étaler entièrement sous nos yeux des choses que tout le monde peut voir." Jacques Bouvresse, La Rime et la Raison
15, route de Manom 57103 Thionville