Les trois pièces présentées au Théâtre de la Cité entretiennent entre elles de nombreux effets d’écho.
Non seulement, ce sont trois soli interprétés par Le Roy lui-même, mais elles explorent chacune un régime spécifique d’expression et de perception : le visible pour Self Unfinished, le dicible pour Produit de Circonstances, l’audible pour Le Sacre du printemps. Chacun de ces soli creuse donc à sa façon les potentialités du corps, ses modalités de se relier au monde qui l’entoure. En cela, Xavier Le Roy reste un chorégraphe fidèle à lui-même, lui qui ne cesse jamais de travailler sur ce qui fait les contours et la singularité (ou pas) des êtres.
Self Unfinished, créé en 1998, solo quasi inaugural du répertoire de Xavier Le Roy, explore ce que le travail du chorégraphe ne cessera de questionner par la suite : quelles situations peuvent transformer le corps ? Le corps humain est-il capable de devenir d’autres choses : machines, animaux, ou étranges objets non-identifiés ?
Dans La Danse en solo, paru en 2002, Claire Rousier notait que le solo était une forme qui connaissait une vogue nouvelle parmi les jeunes chorégraphes d’alors. Elle ajoutait : « Par ce dialogue de soi à soi, parfois proche du journal intime ou de l’autoportrait, [le solo] opère simultanément un rassemblement et un dessaisissement de sa personne. » C’est peu de dire que cette phrase s’applique parfaitement au travail de Xavier Le Roy qui écrivit ses premiers soli au tournant du xxe siècle. Entré en danse après une thèse de biologie, Xavier Le Roy a médité – à travers la forme solo – sur les possibilités de son corps et sur les raisons qui l’ont conduit à se faire chorégraphe. Produit de Circonstances est une vraie fausse conférence qui retrace son avancée vers la danse et son apprentissage du geste. Narcisse Flip, Self Unfinished : ces autres titres de solo disent bien que la danse est, pour lui, l’occasion d’une réflexion sur soi, sur ce qui fait les contours d’un être, sur ce qui est le non-soi, le presque-soi mais pas tout à fait. Suis-je aussi un peu une machine ? un animal ? une pierre ? est une question qui ne cesse jamais de le hanter et qu’on retrouve à l’oeuvre dans une pièce aussi récente que low pieces, présentée l’an dernier au Théâtre de la Cité internationale. Un autre axe du travail de Xavier Le Roy, né notamment de son compagnonnage avec Jérôme Bel, est de mettre en jeu les conditions de la représentation, de briser par exemple les frontières qui séparent trop hermétiquement la salle et la scène.
Depuis le début de l’histoire de la danse moderne, le solo fut une forme privilégiée de définition de soi, de son engagement dans le monde. Est-ce dans cette logique que vous vous intéressez à cette forme ?
Mon travail prend alternativement la forme de soli ou bien de pièces de groupe, et chacune de ces deux catégories est à la fois liée à la « définition de soi » et à « l’engagement dans le monde ». Le solo est un produit, comme vous le faites remarquer, de « l’histoire de la danse moderne » et je n’en étais pas conscient au départ. Mais les généalogies ne sont pas toujours repérables immédiatement, surtout quand on est guidé par la nécessité de faire et que celle-ci vous submerge. Cette alternance entre solo et pièce de groupe n’était pas préméditée mais est devenue fondamentale. C’est aussi le produit de circonstances économiques, géographiques, ou bien encore la conséquence des politiques de commande et des tactiques mises en place pour essayer de ne pas être complètement soumis au contrôle exercé par les modes de productiondominants. Au début, le solo était lié au besoin de faire, à une nécessité critique. Il m’était nécessaire d’expérimenter, avec moimême aussi, de quoi « le corps est capable ». J’étais curieux de voir ce que je ferais dans une situation où les propositions ne venaient pas d’autrui. Mais une des spécificités de l’art chorégraphique est le travail de groupe, et c’est impossible de mettre ça complètemen de côté. La pratique du solo a créé et permis le travail de groupe et vice versa.
Les trois soli furent créés à plusieurs années d’intervalle. En les regardant d’aujourd’hui, à quoi êtes-vous le plus sensible : à ce qui reste un socle dans votre travail ou plutôt à ce qui évolue ?
Je suis surtout sensible à ce que ces pièces ont produit et continuent à produire comme expérience avec le public. Donc, plus à ce qui évolue au niveau de la réception et de l’interprétation, puisque je peux me sentir changer en jouant sur une longue durée (je présente certaines d’entre elles depuis bientôt quinze ans).
Il me semble que vous manifestez un intérêt toujours plus grand pour les conditions de la représentation, et notamment pour ce qu’il est possible de voir (ou de ne pas voir).
Oui, dit plus précisément, j’essaie de les intégrer de plus en plus en agissant si possible sur les cadres qui construisent une représentation et non plus seulement sur ce qu’il y a à représenter dans ce cadre. Je travaille sur le théâtre (ou plus récemment l’espace d’exposition) comme une « situation » en tentant de transformer ce qui le constitue pour construire une chose où nous ne sommes pas uniquement régis par ses règles mais pour agir sur celles-ci. En jouant de ces règles, je construis une situation où le public n’est pas seulement le produit de celles-ci.
Vous présentez parfois vos pièces de façon autonome, et parfois au contraire groupées en une série de soli. De votre point de vue,
est-ce que les spectacles changent de « sens », d’enjeu, de nature, en fonction de leur cadre de présentation ?
Je ne pense pas que la pièce change drastiquement, c’est la «même» mais le jeu de chacune des pièces sur l’autre, vues successivement dans la même soirée, peut produire d’autres sens, relations et perceptions. La soirée des trois soli – Produit de Circonstances (1999), Self Unfinished (1998) et Le Sacre du printemps (2007) – permet de mettre clairement en jeu la distribution des relations entre le visible, le dicible et l’audible. Les modes de construction et d’adresse de chacune d’elles travaillent sur ces aspects mais en privilégiant une relation entre ce qui est dit et ce qui est vu, ou bien ce qui est vu et ce qui est exécuté, ou bien ce qui est entendu et ce qui est vu. Ces trois pièces, l’une après l’autre, expérimentent comment l’articulation entre ces façons de faire et de recevoir participent à la construction de nos perceptions et par extension de nos subjectivités. En effet, les processus de subjectivation activés par chacune de ces pièces sont de nature différente à la fois pour l’interprète et pour le public.
En faisant votre Sacre du printemps, vous savez que vous vous inscrivez dans une très longue tradition. Cette tradition a-t-elle compté dans votre envie de créer un Sacre ? Est-ce la somme des pièces déjà produites qui vous a décidé de revenir très « littéralement » à la musique de Stravinski ?
Je pense que si on m’avait demandé, quelque temps avant, si j’aurais aimé faire une pièce avec Le Sacre du printemps, j’aurais sans doute répondu : non pas du tout. L’intention de travailler sur cette musique est venue en observant un chef et son orchestre la jouer. Ce qui m’attirait, c’étaient les gestes, leurs fonctions, ce qu’ils font apparaître des relations entre les mouvements, les sons, les divers protagonistes de cette situation. J’ai même pensé un moment choisir une autre musique. Mais c’est justement le lien entre cette composition et la danse qui rendait ce projet possible. Plus tard dans le processus, en voulant encore échapper à cette évidence que je faisais ma version du Sacre, j’ai envisagé de nommer la pièce : Concert. Mais je ne pouvais pas empêcher cette lecture en changeant le titre, même si cela ne correspondait pas à mon intention première, je faisais quand même ma version du Sacre du printemps. Maintenant cette résistance est tombée puisque l’expérience de la pièce ne se réduit pas à ceci.
Propos recueillis par Stéphane Bouquet, mai 2013
17, boulevard Jourdan 75014 Paris