À la fois errance, recherche et enquête, Alors, est-ce que c’est là ? est peut-être avant tout le travail qu’effectue sur elle-même une femme en état de crise. Elle ne sait plus où en elle en est. Tout part d’un manque, de l’absence d’un être aimé vécue comme une souffrance d’une violence telle qu’elle ouvre une béance dans cette jeune femme qui se retrouve soudain abandonnée, livrée à elle-même, bloquée dans ce qui ressemble à un point de non-retour.
Sa parole haletante, douloureuse, obsessionnelle semble se confronter à un trou noir ; comme si elle était passée par une phase d’amnésie, ou comme s’il lui était impossible de regarder en face une réalité trop violente ou intolérable. Comédienne et dramaturge, Clémentine Baert interprète seule sur scène ce monologue intense dont elle assume aussi la réalisation.
Après avoir travaillé au théâtre notamment avec Bob Wilson ou Pascal Rambert, elle a forgé sa propre écriture dont ce spectacle offre un exemple particulièrement représentatif, qui articule ensemble scénographie, lumière et son pour projeter dans l’espace du plateau l’imaginaire du personnage – comme si toute séparation entre intériorité et extériorité était annulée. La scène d’abord confinée à l’extrême se dilate progressivement, tandis que la voix de l’héroïne subit diverses transformations, alternant de la parole au chant.
Au fil d’une série étourdissante de métamorphoses, le spectacle prend l’allure d’un voyage initiatique dont l’objet n’est autre que de reconstituer son identité ou, mieux encore, de se reconstruire.
L'absence d'un être aimé et le gouffre qui s'ouvre chez la personne qui reste sont au cœur de ce projet.
Plus l'absence est grande et plus le vide laisse place à un imaginaire débordant chez celle ou celui qui reste. Une femme part à la recherche d'un homme et s'interroge sur ce qu'il lui a raconté avant de disparaître. Cet homme n'a cessé de la faire rêver sur l'histoire de sa vie, une vie hors du commun, une vie trépidante, héroïque. Son parcours débute dans le cimetière du Père-Lachaise, puis va la conduire aux États-Unis et dans le monde entier. À travers cette enquête sur les traces imaginaires de cet homme absent c'est une quête intérieure qui se révèle au public.
Le texte commence sur un point de non-retour, une urgence : si elle veut continuer à vivre, elle est contrainte d'interroger toutes les illusions auxquelles elle a cru. La parole de cette femme est haletante, elle se répète, elle n'est plus sûre de ce qu'elle a dit ou de ce qu'elle a fait. C'est à la fois celle qui se souvient, celle qui cherche cet homme, celle qui fait une recherche scientifique sur les trous noirs, celle qui s'interroge sur ce qui constitue le réel de la fiction dont il s'agit, et c'est ce lien entre ces différents niveaux de parole et leur articulation dans un espace réel ou imaginaire qui alimente ma recherche pour cette pièce.
Clémentine Baert
Alors est-ce que c'est là ? met en scène une jeune femme délaissée par l'homme qu'elle aime. Elle va entamer un parcours sur ses traces, à partir de ses souvenirs. Pourquoi avoir intégré une dimension astrophysique dans le spectacle ?
Cette femme se pose la question tout au long de ce monologue de ce qui sépare le vrai du faux, le réel de la fiction. Ainsi, elle va avoir recourt à des découvertes et des concepts astrophysiques pour l'aider à appréhender la réalité. Ce qui m'intéressait c'était de pouvoir travailler entre l'infiniment petit de ce qui se passe à l'intérieur de cette femme, sur son introspection (les moments qu'elle a vécus, les a-t-elle vraiment vécus ou ne les aurait-elle pas plutôt imaginés, fantasmés ?) sur cet infiniment petit de la psyché humaine et le faire résonner avec l'infiniment grand. Dans l'espace l'attraction fait se mouvoir les corps célestes à différentes vitesses en fonction du niveau de leur gravité. Cela crée un mouvement propre à chaque planète ou étoile. C'est l'ensemble de ces mouvements qui me fascine car c'est ce qui se passe aussi sur un plateau de théâtre ou dans la vie, il est toujours question du désir et d'attraction. Etre proche ou être en expansion.
De la même manière ce qui m'intéressait de chercher sur la dimension astrophysique – le peu que j'en sais parce que je ne suis pas une experte, et même la parole de cette femme n'est vraiment celle d'une experte – c'était de travailler au niveau de la langue, sur un aller-retour entre le réel et sa propre fiction et donc de creuser tout ce qui est de l'ordre de la relativité. Einstein a développé la théorie de relativité sur la question du temps et de l'espace. Et pour moi, sur un plateau de théâtre, ce sont ces questions qui sont constamment à l'œuvre en tant que spectatrice ou créatrice d'images plastiques. Cela m'intéressait de travailler sur la question de la subjectivité de chacun dans un moment partagé. Je suis en train de répondre à vos questions, vous recevez certaines choses alors que moi j'essaye de vous transmettre peut-être autre chose que ce que vous allez recevoir. C'est cet écart, ce creux entre nous deux qui crée un espace de pensée et de désir pour moi. Et les gens qui vont écouter ou lire notre entretien entendront encore une chose différente. Il y a autant de points de vue que de personnes et donc tout reste subjectif quant à la nature de ce que serait le réel. C'est ce qui m'intéresse de chercher en tant qu'auteur et artiste : il n'y a pas qu'un seul point de vue et il faut toujours laisser les possibles.
Avant je pensais que la science était quelque chose d'exact et puis plus on avance, plus on se rend compte qu'il s'agit de prédicats potentiels qu'on pose pour avancer une théorie, une pensée. Le potentiel crée toujours une distance sur ce qui serait le réel. C'est ce que j'ai questionné en termes d'écriture de texte et ensuite c'est ce que j'essaye de travailler au plateau, sur la subjectivité du point de vue notamment, grâce à la lumière que Philippe Gladieux crée en direct et qui joue sur les persistances rétiniennes du public. Il essaye de rendre visible le noir ou les paradoxes d'astrophysiques en temps réels. De même, Alexandre Meyer crée des sons dont on n'est jamais certains de les entendre ou de les imaginer.
Vous semblez vouloir brouiller les frontières entre les espaces réels et les espaces mentaux. Quels sont les moyens dont vous vous servez pour y parvenir ?
Les deux premiers moyens extérieurs mais primordiaux sont justement le son et la lumière avec ces idées de subjectivité des perceptions et d'ouverture des sens puisque le son va vraiment jouer sur des infrabasses. Des choses extérieures au théâtre, on ne saura pas si elles font partie ou non de la bande son, par exemple. C'est autant d'émois ou de sensations que cette femme ressent à l'intérieur et qu'elle ne va pas exprimer par elle-même en faisant des infrabasses, mais c'est une sorte de relais entre l'intérieur et l'extérieur tout au long du projet. Est-ce que ce sont ses propres bruits à elle qu'elle ne pourrait pas faire extérieurement ? Est-elle en train de disparaître ? Va-t-elle réapparaître ailleurs ? Il est beaucoup question d'apparition et de disparition dans le spectacle... La lumière et le son jouent de ça. Et ensuite, au niveau de la parole, puisque c'est un projet qui pose la question de la langue et de la représentation de ce qu'est le «
réel», j'essaye de travailler une adresse intérieure.
C'est un monologue. Mais il y a différents niveaux de parole au sein de cette recherche qu'elle fait. Il y a une parole très concrète qui va justement s'appuyer sur des concepts d'astrophysique, sur des choses qu'on lui a dites, sur des plans du cimetière du Père Lachaise dans lequel le spectacle commence, sur des lieux où elle va elle-même aller. Et ensuite, il y a une parole plus archaïque ou organique, avec le chant par exemple, qui serait une parole moins commune et plus en lien avec le soi, avec sa sensation à elle, certainement d'effroi ou de solitude. Il est question de trou noir dans le spectacle et c'est quelque chose que j'essaye de travailler avec la voix et l'adresse. Alors que je m'adresse à un public, je suis en même temps en train de me parler à moi-même. C'est cette dichotomie-là, cet écart entre les choses qui moi me passionne en général.
La construction identitaire est un questionnement que l'on retrouve fréquemment dans votre travail. Peut-on dire qu'ici, la recherche d'un homme disparu représente pour cette femme sa propre quête identitaire ?
Exactement, puisqu'au travers de cet homme qui a disparu et dont on ne sait pas s'il s'agit de son père, son frère, son amant ou un amant fantasmé, si cet homme a même existé ; c'est elle-même qu'elle cherche à comprendre ou à connaître. Elle entreprend une enquête sur les lieux réels où «il aurait dit qu'il aurait été», ce qui lui permet de s'accepter pleinement dans toutes ses contradictions. Et c'est justement à ce moment-là, qu'elle va pouvoir admettre sa propre disparition. Effectivement, ce projet est peut-être une lente disparition d'elle-même. Est-ce que c'est la lente disparition d' elle-même quand elle était enfant pour devenir femme ? Est-ce que c'est la lente disparition d'elle-même quand elle était avec cet homme ? Elle est en train de disparaitre pour devenir une autre femme ou est-ce que c'est juste un long suicide, ce spectacle ? Tout cela reste très ouvert, j'ai essayé de travailler dans quelque chose de très concret dans mon adresse et dans le travail de la parole, mais en revanche j'essaye de laisser les pistes les plus ouvertes possibles pour que justement le public soit en travail et en questionnement sur cette femme. Qui est-elle ? Où va-t-elle ? Que devient-elle ? Que désire-t-elle ? C'est aussi ça qui me touche souvent en tant que spectatrice : qu'on me laisse imaginer tous les possibles, pour créer ma propre histoire. Oui, je crois que cette histoire d'identité c'est vraiment un point central de ce que j'essaye de chercher.
Propos recueillis par l'équipe du T2G
« Comme ça, là, ça aurait pu aussi commencer comme ça, là : au Père-Lachaise, plus précisément dans la 62e division du cimetière du Père-Lachaise, dans la partie quʼon appelle plus couramment le jardin romantique. On nʼa quʼà dire que cʼest là que ça a commencé. À lʼépoque, il mʼa dit quʼil sʼétait occupé de nettoyer le caveau familial avec son père. Un caveau familial ? Cʼest quoi, un caveau familial ? Dans ma tête, à lʼépoque, ça a sonné comme un truc qui avait lʼair bien, un truc sympa. En plus, si cʼétait familial, jʼai pensé comme ça, ça doit être bien un caveau familial. Le fait qu'il me raconte quʼil ait fait quelque chose pour sa famille avec son père en plus, sur le coup ça mʼa rassuré. " Il est pas tout seul. " Jʼai pensé comme ça : " Il est pas tout seul, il est pas tout seul. " Il me dit : " Voilà, un jour, avec mon père, on a nettoyé le caveau familial ! " Super ! Et moi de nouveau : " Cʼest quoi, un caveau familial ? " Cette fois-ci, je lʼavais dit à voix haute. Contre toute attente, il me dit : " Un caveau familial, cʼest une sorte de grand trou dans lequel on superpose les cercueils des gens dʼune même famille. " Tout de suite, jʼai senti que cʼétait beaucoup moins excitant que ce que jʼavais imaginé au début, même sʼil était question de famille, le mot cercueil, ça, je connaissais... »
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