Antoine et Cléopâtre, très probablement écrite entre Macbeth et Coriolan, est une pièce dont la complexité entrave le résumé. Episode grandiose de la guerre entre l’Orient et l’Occident, drame politique où boite un triumvirat bricolé, drame lyrique dont les commentateurs se sont plût à souligner la force des images et le miroitement poétique, amours turbulentes et tragiques d’un couple mythique « que le mouvement de l’histoire roule et emporte et qui s’assurera un triomphe définitif dans cet univers où les politiques ne viennent pas se disputer des tranches de l’empire des morts »* : Antoine et Cléopâtre est tout cela.
Le titre de la pièce dit cependant la place singulière que Shakespeare assignait à l’amour dans cette vaste fresque, une passion dont la grandeur égale en violence et en excès l’effondrement des empires. Sur fond de trahison et de calculs, les figures d’Antoine et de Cléopâtre l’emportent en grandeur et en civilisation sur Rome, « Entre une femme et le monde, entre le pouvoir politique et l’étreinte, Antoine a choisi […]*
* Henri Fluchère, Introduction à Antoine et Cléopâtre, Bibliothèque de la Pléïade, Shakespeare, Œuvres complètes, Tome II.
Il s'agit donc, traversant une mer et quatre siècles, d'arpenter, une fois encore, telle région de ce texte, qui toujours se donne comme essentiellement fardé, costumé, d'aventures romaines, médiévales ou renaissances, mais dont la lettre, quand on l'ouvre, renvoie inlassablement aux mêmes apories, et aux mêmes vertiges, telle région de ce texte nommé William Shakespeare.
Antoine et Cléopâtre est une histoire d'amour et de guerre, comme on dit ; mais non seulement comme deux thèmes entrecroisés : amour et guerre ici sont indémêlables ; nourris, permis, l'un par l'autre.
C'est l'histoire d'un sujet (Antoine) entre son autre lui-même (Octave) et son autre elle-même (Cléopâtre). C'est l'histoire d'une déchirure.
Une histoire d'amour. Mais non, comme dans Roméo et Juliette, une histoire d'aube, et d'adolescence. Antoine et Cléopâtre sont "au seuil de l'automne du corps" (Bonnefoy), leur passion l'un pour l'autre, et leur dépendance l'un de l'autre ("la seule noblesse qui soit dans vivre", dit Antoine) sont comparables à celles des héros raciniens : elles sont question de vie et de mort. "Etre", pour ceux-là, signifie "être aimé" : je suis aimé, donc je suis. Je ne puis donc pas ne pas l'être, sous peine de ne plus être. De me défaire, de ne plus pouvoir dire "je", de mourir à moi-même.
Une histoire de guerre, aussi. Ce qui ne veut pas simplement dire de bruit et de fureur, même s'il y en a. Rien de moins chaotique, rien de plus net et de plus calculé, de plus inéluctable, de plus implacable, que ce pendule romain dont la tige, tantôt vers Rome et tantôt vers l'Egypte, finira par écraser l'Egypte et proclamer Rome.
Mais l'Egypte est romaine. Et ce n'est pas quelque lointain ailleurs, mais une sorte d'Orient de lui-même que l'Occident meurtrit là. La part de lui qui lui diffère. Un même autre. C'est que Rome, ici, n'est pas seulement Rome, ni seulement, ici, l'Egypte l'Egypte. Rome est une conception du monde. Et un drapeau, celui de César-Octave. Et ce sont les couleurs de Marc-Antoine qui représentent l'autre monde du monde, la Rome qu'on appelle Alexandrie.
Octave, le Romain de Rome, est jeune. C'est un "moderne", il fait la guerre depuis son bureau, et il est passé maître en l'art de la propagande. C'est un "communicant".
Antoine, le Romain d'Orient, l'hellénisant, est, devant lui, un archaïque, un "has-been". C'est un poète, qui fait la guerre comme on fait l'amour, au corps à corps ; c'est dire que ce n'est pas, ou plus, un politique. C'est un second qui certainement aurait bien souvent pu être, et de loin, le premier, mais qui, plus souvent
encore, se tourne - non pas vers les plaisirs (ça, c'est la propagande d'Octave le pragmatique, "l'efficace" - et le vainqueur ! - qui le prétend), mais vers la vie, son sens ou son absence de sens. Et il tourne le dos à la "réussite", comme si le Divertissement était moins, à ses yeux, dans les divertissements d'Alexandrie que dans le sérieux de la politique à Rome. Et il laisse le virtuose de la règle du jeu, le petit nouveau qui a parfaitement appris à la suivre, devenir, par cela-même, le maître de ce jeu. Et celui qui, depuis cette maîtrise, va le changer.
Tension Orient - Occident, en un temps où il n'y avait pas l'Islam, ni le Christ. Et où il n'y aurait peut-être jamais eu d'Islam, ni de Christ, si, lors de la fameuse et décisive bataille d'Actium qui opposa l'est à l'ouest du monde, la flotte d'Antoine à celle d'Octave, Cléopâtre n'avait pas quitté tout à coup la bataille et si, Antoine ne l'avait pas suivie, alors même qu'il commençait de vaincre.
Ce jour-là, grâce à l'amour, Antoine avait vaincu la guerre. Mais aussi, à cause de l'amour, Antoine, ce jour-là, l'avait perdue.
Mais il ne s'agit pas seulement là d'histoire. Peut-être même ne s'agit-il pas là du tout, malgré leur grandeur, d'Antoine, de Cléopâtre, d'Octave ou de Pompée, qui ne furent, finalement qu'eux-mêmes, mais de nous. De la guerre éternelle entre notre Orient et notre Occident. De la guerre, au présent de nous-mêmes, qui toujours se livre entre la part de nous nommée Octave et celle nommée Antoine. Et de la défaite, toujours nécessaire, toujours tragique, de "l'Antoine" en nous. De la victoire, toujours tragique, toujours nécessaire, du Nouveau sur l'Ancien.
Il s'agit donc de donner à lire cette fable, et ses acteurs pourtant de chair et de sang, comme, avant tout le reste, un chatoiement de notre inconscient.
Daniel Mesguich, novembre 2002
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