« J’ai toujours rêvé d’être incinérée à ma mort, chose interdite au Liban, car toutes les religions monothéistes refusent l’incinération et pratiquent la mise en terre. Ce problème n’est pas uniquement dû à une mentalité sociale religieuse conservatrice, mais aux lois libanaises, à la Constitution de l’Etat qui ne nous reconnaît pas en tant qu’individus ayant des droits citoyens hors des communautés religieuses. Aussi sommes-nous obligés de suivre les lois religieuses pour tout ce qui concerne les statuts personnels. »
Pendant le spectacle, Lina Saneh est assise sur une chaise ; elle restera assise, immobile tout au long de la performance, mains croisées sur les cuisses, face à un pupitre. Rabih Mroué, qui joue son mari, se tient derrière un pupitre, lecteur du récit de l’expérience à laquelle veut se livrer son épouse. Ayant entendu dire que dans les hôpitaux on brûle les membres et organes excisés de certains malades, Lina Saneh s’est emparée de cette information pour en faire le point de départ du spectacle Appendice. Elle envisage ainsi de se faire opérer en plusieurs étapes afin de prélever, au fur et à mesure, divers membres et organes de son corps, qu’elle brûlera après l’opération.
« L’ambition de ce projet est de faire de mon corps un lieu de lutte, un champ de bataille entre promesses de liberté et de modernité (de tout Etat, au-delà de l’Etat Libanais) et les forces identitaires et communautaires qui, partout, veulent ériger leurs systèmes en modèles universels et, par suite, impératifs. Il s’agit de pouvoir discuter les tensions qui se jouent, sur l’espace d’un corps (et sa liberté), le langage de la Loi (et ses impératifs et qualifications), le commerce moderne (et sa “monnaie” virtuelle), et l’art (et ses instances constituantes). »
« Un jour j'ai entendu dire que dans les hôpitaux quand on excise un organe malade ou qu'on ampute un membre, on brûlait ces membres et ces organes. Ceci m'a inspiré une idée géniale, démoniaque. L'incinération est interdite au Liban par les religions. Mais moi, je me brûlerai. Je ruserai avec la loi, je profiterai insidieusement de l'écart entre les mots et les choses, pour détourner, au profit de ma liberté, les lois schizophréniques qui nous promettent liberté, modernité et libéralisme tout en nous assujettissant aux droits absolus des communautés religieuses. »
Faire de son corps un champ de bataille où s'affrontent les promesses de liberté et de modernisation de l'État et les forces identitaires et communautaires. Cette idée « démoniaque », a donné naissance à la performance Appendice.
Lina Saneh est assise immobile, tandis que Rabih Mroué, son mari/performer, lit cette déclaration de guerre. Et nous découvrons sa stratégie : prélever au fur et à mesure des membres et des organes de son corps pour les faire brûler et soustraire ainsi la plus grande partie d'elle-même à ses ennemis. En commençant par ce qui n'est pas très utile comme l'appendice et la vésicule biliaire, puis l'utérus et les seins ce qui diminuera les risques de cancer, puis le cœur ce qui la débarrassera de sentiments encombrants. Elle s'en fera greffer un autre ! Par contre, elle ne se fera pas arracher la langue, car sans langue pas de théâtre.
En sera-t-elle excommuniée ? Internée ? L'affirmation d'un geste artistique serait-il une parade infaillible ? L'art lui permettrait-il d'échapper à la loi ? Appendice n'est pas qu'une performance provocatrice, il y a dans le projet de Lina Saneh, une dénonciation du corps produit de consommation mais surtout une réponse ironique aux divisions communautaires de son pays qui amènent le corps à se disperser.
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