Un scénario ouvert
L’histoire
“Le théâtre a besoin de temps”
Interview de Joël Pommerat
La presse
Un scénario ouvert. Une histoire qui bifurque et se brise. De possibles meurtres, une femme aime son frère, un moment de comédie musicale. Divers personnages. De très vieux hommes d’affaires, une femme enceinte, un militaire aveugle, un homme obsédé par sa propre image.
Comment ces éléments, qui semblent réunis par le hasard d’un coup de dés, vont-ils s’entrecroiser au profit d’une intrigue commune ? Au public de dérouler le fil d’Ariane de ce spectacle de Joël Pommerat, où la discontinuité du rêve vient brouiller les pistes de la vraisemblance et du réel.
Dans un appartement, grand, luxueux, des hommes. Très vieux hommes, faibles et puissants à la fois. Hommes aux pouvoirs aussi considérables que flous. Hommes forts. Êtres, doux, fragiles, discrets (comme des dieux antiques, apaisés). Douceur de ce monde… Êtres dont la moindre (la plus infime) décision (intention) (le moindre geste) engendre de percutants effets… Ailleurs, souvent loin, sur le monde… Énorme disproportion… Comme si ce pouvoir, (cette puissance) révélait une autre dimension, un autre ordre que l’humain. Ordre Magique ! (de vrais dieux !).
On les voit, faibles, frêles, presque séniles… Ils s’endorment sur leur chaise. Ils ne se rappellent plus très bien… Sont très bien habillés…
Des femmes, de jeunes filles, petites-filles… (ou d’autres liens encore possibles avec ces hommes-là) sont là… bienveillantes, les veillant surtout, silencieusement admiratives… Et toujours, la puissance de ces hommes, vieux, ne se manifeste que par quelques petits signes, quelques mots, par ce qu’en disent les autres (les femmes) autour… Toujours, on ne perçoit qu’une infime partie de leurs entreprises (actions)… On n’a d’eux, que des impressions, des sensations… et toujours, seulement les répercussions sur le monde, autour, loin, très, très loin… (Dans ce lieu, cet appartement, le monde est essentiellement imaginé… mais on en parle, on y pense, on le suit, on le vit, on en jouit, quand même).
Au théâtre, j’ai acquis cette certitude que le travail d’écriture ne s’arrêtait pas une fois le dernier mot inscrit sur la feuille. La présence des acteurs, un espace particulier, une lumière particulière, une certaine qualité de silence même de bruit, peuvent évidemment enrichir (ou réduire) la compréhension d’un texte, rajouter du sens (ou en retirer). C’est pour cela que je considère le travail de la mise en scène comme un temps de l’écriture à part entière. De ce fait je ne me sens pas auteur-metteur en scène mais auteur tout court. Lorsque je fais travailler des acteurs : je continue d’écrire ma pièce, lorsque nous travaillons la lumière également, etc.
Le dernier temps de l’écriture c’est la rencontre avec un public, c’est là qu’une dernière opération invisible mais pourtant concrète s’opère sur les mots, les gestes, les corps, les silences de la représentation. Pour moi, ce temps là, ne s’achève pas au soir de la Première, au contraire ce dernier temps de l’écriture est peut être le plus long de tous. Si je défends l’idée qu’une pièce n’est pas terminée au stade de l’écriture sur le papier, je pense également qu’il faut beaucoup de ce temps là, de la représentation, pour finir d’écrire cet “entre-les-mots” du texte, constitué de silence mais pas seulement. C’est pour toutes ces raisons que j’ai la volonté depuis quelques années de faire vivre mes spectacles sur des durées les plus longues possibles. D’insister, vraiment, de persister de manière pas tout à fait raisonnable même.
Je trouve qu’on fait du théâtre trop vite, on dit souvent : “c’est dans l’urgence que ça sort”, moi je pense que le théâtre a besoin de temps, que c’est comme cela qu’il va pouvoir affirmer son identité. Comme le cirque, le théâtre est l’art de la répétition, peut-être aussi celui de l’effort, celui du corps, de la permanence et de la persistance du corps. Je rêve d’un théâtre artisanal, c’est-à-dire de pouvoir dans ma pratique du théâtre créer ce type de relation au travail : quotidien, modeste, exigent, patient, raisonnable et fou…
Trouver le temps pour l’in-corpo-ration des idées, un vrai temps de maturation pour les esprits et pour les corps, ce temps où le corps accède à l’intelligence, l’esprit à la sensation. Je crois que le théâtre a besoin de maturité pour oser réclamer qu’il est un art, parce que le théâtre se doit d’être un art, de l’instant, fait d’éternité. Le théâtre pour moi, est recherche de perfection c’est-à-dire d’absolu en même temps que d’évidence.
Ce que je cherche ce n’est pas l’écrit ni même la mise en scène, ce que je cherche c’est plutôt du rapport, un rapport. Ce que je cherche c’est un lieu où de la parole s’entend, où des êtres parlent, où des gestes ont un poids. Je suis obsédé par la réalité, peut-être parce que je suis obsédé par le vide, l’envers du plein, par la non-connaissance, ce qui échappe, ce qui résiste à la lumière. C’est pour cela je crois, que plus que tout, au théâtre, je veux entendre et je veux voir, je cherche à entendre, je cherche à voir.
Ce serait quelque chose d’intermédiaire entre du théâtre et pas du théâtre. Intermédiaire entre du théâtre et quelque chose qu’on ne pourrait pas qualifier de rien. Non. Mais quelque chose qui appartiendrait plutôt à l’imaginaire, à un ordre mental, ou plus exactement qui chercherait à produire du théâtre (du mouvement, du sens, de l’émotion) dans une très grande économie de signes et de moyens visibles extérieurement, qui chercherait donc à produire du théâtre, la matière la plus consistante de ce théâtre, dans la tête, donc dans le corps du spectateur.
On pourrait dire aussi que ce théâtre est invisible, qu’il ne montre quasiment rien de ce qu’il prétend créer, on pourrait aussi le qualifier de transparent (on peut passer au travers, ne rien n’y voir puisqu’il ne s’y montre que très peu), les comédiens seraient alors au sens le plus précis de la formule des passeurs, et leur existence, leur rôle et leur pouvoir seraient d’autant plus essentiels que leur capacité à se tenir sur la frontière entre la présence et l’absence serait grande.
Joël Pommerat
Agnès Santi : Avez-vous toujours en tête l’aventure de la représentation au premier stade de l’écriture ? De quelle manière ?
Joël Pommerat : Je ne peux pas séparer dans mon travail l’écriture du texte et l’écriture de la scène. Cela se fait parallèlement. Par aller et retour régulier. Pour moi, de nombreux éléments concourent à donner du sens à la représentation. Le texte s’élabore dans un rapport avec le temps et l’espace de la représentation. Pour ce spectacle nous avons commencé à travailler en lumière avec le son, dans le décor, avec des maquillages, des costumes, alors que le texte commençait tout juste à s’écrire. Au fil des années j’ai vraiment cherché à imposer cette façon de travailler. Pour Grâce à mes yeux cela a été possible grâce à Patrick Gufflet qui a mis à notre disposition le Théâtre-Paris-Villette trois mois avant la création, ce qui est un luxe et un avantage extraordinaires. J’avais déjà un peu goûté à ce luxe grâce à Dominique Goudal à Brétigny-sur-Orge et aux Fédérés à Montluçon.
Vous avez réussi à donner sens aux mots ainsi qu’aux silences de la pièce. Comment travaillez-vous pour faire naître cette qualité de maturation ?
J.P. : Au théâtre je suis assez obsédé par des notions telles que “le poids”, “le concret”, “l’instant”, et “l’intensité”. Nous pouvons passer beaucoup de temps en répétition avec les comédiens à rechercher le juste poids d’un geste, d’une parole prononcée. Ce que j’appelle la recherche du poids des choses, ou le concret, c’est la recherche du rapport le plus direct possible entre l’acteur et les mots du texte, les silences du texte. Je demande aux acteurs d’être concrets, ce qui ne veut pas dire être explicatifs ou rationnels mais de créer un vrai rapport avec les mots qu’ils prononcent, avec les gestes qu’ils font, avec les partenaires à qui ils s’adressent. Tout ce qui peut paraître finalement d’une grande évidence et même banalité finit par créer sur un plateau de théâtre un certain climat d’étrangeté, du fait même de l’impression qu’on peut avoir (dans certaines bonnes représentations, ce qui n’est pas toujours le cas) que des paroles sont vraiment prononcées, que des silences pèsent vraiment, etc… Ce sentiment d’étrangeté est crée aussi par le décalage vis-à-vis de certaines conventions théâtrales (je crois très répandues) qui ont instauré dans la tête des spectateurs une confusion entre le vrai et ce qui a l’apparence du naturel. Je voudrais quand même préciser que ce travail a évidemment ses risques. Et qu’à force de chercher le poids nous tombons parfois dans de la lourdeur ou de la fausse gravité, voire de la tristesse. Il n’y a évidemment aucune recette infaillible pour atteindre le vrai. Il n’y a même que des pièges. De le savoir ne nous empêche pas d’y tomber assez régulièrement. Je veut dire par là que cette recherche de théâtre implique une certaine irrégularité plus grande que la moyenne au niveau de la qualité des représentations d’un même spectacle.
Que voulez-vous dire lorsque vous parlez de “théâtre invisible” ou “transparent” ?
J.P. : Je cherche en permanence un équilibre entre le montré et le caché. Je demande aux acteurs de beaucoup retenir. Je leur demande de s’engager beaucoup et en même temps je leur demande beaucoup de pudeur, de retenue, en réaction je crois à un certain climat environnant de complaisance émotionnelle, presque d’obscénité parfois dans l’exhibition de soi, même au théâtre. Finalement je cherche à susciter chez le spectateur un désir d’approche et de rencontre avec les acteurs et avec le spectacle. Je cherche à susciter son désir de créer lui-même avec sa sensibilité et son imaginaire une partie du spectacle, une partie du sens. Je cherche une ouverture aux autres, une rencontre mais je ne fais qu’une partie du chemin. Je spécule sur le plaisir que le spectateur pourra avoir à faire une partie de chemin lui aussi. Ce fantasme de la rencontre ne peut pas déboucher à chaque fois sur une vraie rencontre, c’est évident. Certains soirs c’est vraiment notre faute, d’autres c’est davantage la faute des spectateurs, un peu paresseux ou pas du tout concernés. Cette forme de recherche est liée à une façon d’accéder au sens des choses, à la vérité. Tout un tas de notions qui n’en finiront jamais de nous séparer les uns des autres.
Propos recueillis par Agnès Santi,
La Terrasse n° 102
à l’occasion du spectacle Grâce à mes yeux décembre 2002
" Le théâtre de Pommerat semble explorer de nouveaux continents de l'âme... Cet écrivain-metteur en scène pourrait à l'évidence compter un jour parmi les grands. " Télérama
« La fresque de Joël Pommerat est élégante est raffinée. Maîtrise théâtrale d’images... Un théâtre attentif au secret de la présence humaine, à son inconnu, à ses possibles. » Véronique Hotte, La Terrasse, février 2004
« Au monde, fascinant spectacle de Joël Pommerat.... L’art de Pommerat réside surtout dans cette manière patiente et délicate avec laquelle il nourrit un climat d’étrangeté au coeur de l’intime. D’imperceptibles décalages en paradoxes, qui parfois provoquent le rire, le réalisme se délite et laisse voie à une dimension d’un autre ordre. » Maïa Bouteillet, Libération, 26 février 2004
« Un univers sans égal... » Jean-Louis Perrier, Le Monde, 9 mars 2004
« Au monde est un envoûtant spectacle... Quel éblouissant travail ! Ici, l’écriture et le jeu s’épousent et s’enrichissent à l’infini, sans qu’on sache vraiment ce qui importe davantage dans cette magnifique alchimie. » Fabienne Pascaud, Télérama, 10 mars 2004
« La densité de l’instant... » Bruno Tackels, Mouvement, mars / avril 2004
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