Un Baal de notre époque
Les tableaux
Monter une pièce « extrême »
La presse
Une première œuvre d’un poète de vingt ans qui ne sait pas encore qu’il deviendra Bertolt Brecht, écrite dans le feu d’une allégresse inaugurale, est ici abordée par une jeune compagnie dont ce sera la cinquième création depuis la fondation de D’ores et déjà en 2002. Sylvain Creuzevault et ses amis - Damien Mongin, Arthur Igual, Louis Garrel - aiment les risques, la rencontre frontale avec chaque public singulier, le théâtre comme lieu de paroxysme. Ils nous préparent, dans une traduction nouvelle d’Eloi Recoing, un Baal digne de celui dont Brecht disait : « il date de l’époque qui montera cette pièce ».
Par la Cie d'ores et déjà.
1. Réception en l'honneur de Baal, "poète lyrique", dans les salons de Mech, riche négociant, et d'Emilie, son épouse. Les convives témoignent à Baal leur admiration. Mech se dit prêt à éditer ses poèmes. Mais Baal, indifférent, réclame à boire, et des chemises blanches, et de la musique, tout en regardant Emilie. La soirée s'achève dans le scandale et la confusion.
2. Baal et le jeune Jean regardent le ciel étoilé. Jean raconte à Baal un rêve concernant Jeanne, son amie de coeur. Propos de Baal sur l'amour charnel, qui fascinent Jean.
3. Chez Louise (une taverne). Baal confie aux charretiers qu'il est devenu l'amant d'Emilie, mais qu'elle l'ennuie déjà. Jean lui présente Jeanne. Dès son arrivée, Emilie doit essuyer les avanies de Baal, qui boit et chante tout en l'humiliant. Son ami, le musicien Ekart, l'appelle à le rejoindre sur la grand-route, mais s'en va seul : Baal lui a résisté,
il n'est pas encore temps. Emilie est contrainte par son amant à embrasser un client de la taverne. Jeanne est troublée.
4. Mansarde de Baal. Jeanne et lui viennent de faire l'amour. Elle voudrait des mots tendres, il lui répond avec rudesse : qu'elle aille donc retrouver Jean. Egarée, Jeanne s'enfuit.
5. Baal reçoit deux soeurs dans son lit et apprend incidemment que Jeanne s'est jetée à l'eau. Une arrivée inopinée surprend le trio. Baal reste seul.
6. Baal a ramené chez lui une autre jeune femme, Sophie Barger. Il croise Jean et le jette dehors. - Un certain temps s'écoule (peut-être trois semaines). Sophie et Baal sont amants. Pour lui, elle a tout quitté. Passage d'Ekart.
7. Au cabaret. Baal veut boire avant son numéro. Il chante une chanson de plus en plus osée. Tumulte. Passage d'Ekart.
8. Parmi les bûcherons. Veillée funèbre de l'un des leurs, Teddy. Un bûcheron propose de boire le schnaps du mort à sa santé. Baal trouve l'idée immorale, et pour cause : il a déjà lui-même tout bu.
9. Sophie et Ekart courent après Baal. Ekart ne comprend pas qu'il puisse traiter sa compagne aussi mal alors qu'elle est enceinte. Ekart a-t-il été l'amant de Sophie ? Baal ne veut pas le savoir. Sophie supplie Baal de ne pas l'abandonner, mais Baal la repousse avec cynisme. Pourtant elle ne peut dire qu'elle ne l'aime pas, et Ekart ne peut pas le frapper.
10. Buvette de l'hôpital. Baal et Ekart boivent parmi les malades et les mendiants. Gougou récite sa romance du néant. Baal boit, récite des fragments de poèmes, se dispute avec Ekart.
12. Retour dans la taverne de Louise. Jean boit, parle du cadavre de Jeanne qu'on n'a jamais retrouvé. Baal chante la Liste des Souhaits d'Orge. Voyant qu'Ekart est assis avec une serveuse sur les genoux, il se jette sur lui et le tue.
13. Parmi des inconnus qui se moquent de lui, lui crachent au visage et finissent par le laisser seul, Baal agonise.
Parler du spectacle, « communiquer » dessus, comme on dit, ce n’est pas qu’on ne le veuille pas, c’est qu’on ne peut pas… Et puis on ne voudrait pas orienter trop vite la perception ou l’attente des spectateurs. Mais on peut parler de recherche, d’intuitions, d’étapes.
Eloi Recoing - je l’ai connu après avoir lu ses traductions de Brecht et de Kleist - vient de me faire parvenir ce matin la toute première ébauche de la nouvelle version de Baal. Je ne l’ai pas encore lue… On sort tout juste d’une période de création sans oeuvre, sans écriture, maintenant on revient à une base écrite. Foetus, qui était une création collective de la compagnie, vient d’être présenté à Berthier’06, et avant cela, Damien Mongin, qui fait lui-même de la mise en scène dans notre compagnie, avait bien écrit un texte, mais qui a surtout servi de point de départ à des improvisations. L’envie de passer par Brecht est venue juste après Visage de feu, le spectacle de Marius von Mayenburg que j’ai mis en scène en 2005. Dans Visage de feu, il est question d’horreur familiale, de destruction… Il y a aussi une figure de jeune homme qui est comme un miroir brouillé de la violence du temps. Et c’est à ce moment-là que j’ai voulu relire Baal, connaître les premières versions, en particulier celle de 1919…
La pièce elle-même, j’ai la sensation qu’elle est comme un coup de dés. Elle a en elle quelque chose d’inaugural et de hasardeux. Brecht la lance et prend un risque. Et nous, nous sommes dans une situation en quelque sorte aussi inaugurale que Brecht au moment où il l’écrivait. Nous aussi, nous sommes sur un seuil. Ce sera d’ailleurs la première fois que la compagnie sera réunie au grand complet. Cela dit, je ne sais pas encore si ce coup de dés doit être abordé comme une partition ou plutôt comme un
matériau d’exploration, d’explosion. Ce matériau explosif, il est déjà dans Baal, dans chacun des tableaux de cette pièce…
Heiner Müller disait qu’au théâtre, chaque scène devrait être un scandale, et Baal est une oeuvre qui a ce potentiel-là. D’un autre côté, son potentiel ne peut devenir effectif qu’en cours de travail - sa puissance explosive n’est pas une idée préliminaire, elle doit résulter de notre façon de l’aborder. Je l’ai dit un jour à Eloi : quitte à faire peur à tout le monde, quitte à se faire peur à nous-mêmes, il faut qu’on découvre un processus de répétition « baalien ». Quelque chose qui épouse le mouvement de création qui a été celui de Brecht quand il a écrit ce texte à vingt ans. Et qui soit fidèle aussi au fait qu’il ait pu le réécrire, le transformer aussi profondément.
Ca donne envie de travailler dans l’improvisation, dans l’anarchie. D’inventer notre propre accès au texte de ce côté-là. Pour essayer d’inventer, au moins comme une étape dans le travail, quelques-uns des points par lesquels Baal aurait pu passer. Ou pour le plonger dans des situations moins attendues, moins immédiatement dramatiques, ou qui dépendent moins de certaines conventions théâtrales. Alors finalement, on travaillera un peu à la table, en compagnie du traducteur, mais je pense qu’on passera très vite au plateau, histoire de laisser les corps des comédiens se plonger dans les atmosphères des tableaux et de sonder les espaces qui les séparent. Je préfère travailler à partir des sensations, des émotions en vrac des comédiens, plutôt que d’une lecture avant tout centrée sur le texte. Il ne s’agit pas de le décortiquer, mais de retrouver l’énergie qui l’a fait naître. Après… les difficultés commencent.
Ce n’est pas facile de monter Baal aujourd’hui. Comme toutes les pièces extrêmes. C’est difficile de ne pas tomber dans le piège de « l’objet culturel ». Il y a ce risque, dans le théâtre aujourd’hui, que la réception d’un travail soit anticipée par l’attente d’un public qui connaît tous les codes. Même et surtout celui de la violence. Même là, il y a de la norme et du consensus, et le spectateur a tendance à projeter sa grille de lecture d’entrée de jeu. C’est pour cela que j’ai aimé la mise en scène de La Mort de Danton par Marthaler : c’est comme s’il avait arraché la pièce à son côté « extrême », justement, et devant ce décalage, tout à coup le spectateur se retrouve à la bonne distance, même et surtout s’il ne reconnaît pas tout… Baal, dans sa réception, dans la vision qu’on en reçoit, devrait être ultraviolent, mais ce n’est même pas une question de forme, une « forme ultraviolente », cela ferait plutôt sourire…
Baal est un personnage qui joue ostensiblement à marquer sa différence par rapport à la norme sociale, avec une grande brutalité. Sa séduction passe par la brutalité, par le corps. Un voyou. Mais comment on fait pour échapper aux codes du voyou, au « voyou » tel qu’on le fantasme - ou comment on ferait, éventuellement, pour montrer aussi que c’est un voyant, et pour que là aussi il soit inattendu, impossible à anticiper - comment on fait pour qu’il soit à tel moment un éléphant et à tel autre un orang-outan, comme le dit Brecht - ça, ce sont des questions qu’on ne peut commencer à résoudre que dans le secret du travail, dans sa partie invisible, devant l’acteur, devant son corps.
Sylvain Creuzevault, propos recueillis par Daniel Loayza le 19 juin 2006
"La démesure, l'audace, la vertigineuse vigueur d'un poète non encore corseté par son légendaire didactisme : voilà ce que livrent et délivrent les jeunes comédiens de la troupe D'ores et déjà." Mathilde La Bardonnie, Libération
"La compagnie donne de la pièce une vision totalement actuelle, crue et corrosive, reposant sur le jeu physique et intense des quinze comédiens [...] avec eux tous, cette pièce ravageuse joue son rôle, qui est à la fois d'aller chercher en chaque spectateur ce qu'il a de Baal en lui et d'interroger la nature du regard que l'on porte sur le personnage." Fabienne Darge, Le Monde
"La fougue du jeune Brecht rencontre celle d’une jeune compagnie dans un spectacle explosif et ingénieux, où Baal est le rejeton cynique de tous les temps." Myrto Reiss, theatreonline, 10 octobre 2006
Baal : personnage épuissant , insupportable et extravaguant la pièce dure trop lontemps...
Baal : personnage épuissant , insupportable et extravaguant la pièce dure trop lontemps...
8, boulevard Berthier 75017 Paris
Entrée du public : angle de la rue André Suarès et du Bd Berthier.