« Il y a dans le personnage de Baal quelque chose qui a trait au masculin ; une dimension que je qualifierais même de gargantuesque. Or ce qui m’intéresse dans cette pièce, c’est le rapport au désir qui sous-tend ce côté gargantuesque. » François Orsoni a de la suite dans les idées car pour assumer le rôle de ce héros éminemment masculin selon lui qu’est Baal, il a justement choisi une comédienne, Clotilde Hesme. « L’idée, c’était justement de ne pas en rajouter dans le côté masculin, mais de créer une distance assez plaisante en travaillant avec une actrice. Il y a quelque chose de très réaliste dans Baal et je trouvais dangereux de trop abonder dans ce sens. Le fait que Clotilde Hesme interprète ce personnage a créé une dynamique par rapport au texte. Cela nous a allégé en créant une approche plus libre. » Décidément, il semble que François Orsoni ait choisi d’aborder le théâtre de Bertolt Brecht de façon oblique. Il y a deux ans au Théâtre de la Bastille, il mettait en scène Jean la Chance, un des tous premiers textes de Brecht, librement inspiré d’un conte de Grimm. Avec Baal, il continue son exploration des années de jeunesse du dramaturge. « Nous montons la deuxième version de la pièce, celle de 1919. À cette époque Brecht écrit beaucoup, mais il tâtonne encore, il se cherche. On sent bien l’influence de Karl Valentin, par exemple. On sent aussi que c’est peut-être la pièce la plus autobiographique de Brecht. C’est compliqué pour lui d’exposer cette figure du poète. On passe du décor un peu coincé de la maison bourgeoise au cri de l’homme qui veut s’émanciper pour aller s’exploser dans la nature. Contrairement aux autres versions de la pièce, dans celle que nous présentons, le personnage de la mère et même celui du prêtre sont présents. »
C’est là qu’intervient l’ambiguïté de ce texte du jeune Brecht, quand l’affirmation de soi va au-delà de l’émancipation pour s’identifier aux pulsions les plus irrationnelles jusqu’à l’autodestruction. Comme si la liberté, c’était au fond la liberté de se détruire. Non pas la liberté ou la mort, mais la liberté de la mort. Dans cette tonalité nihiliste, François Orsoni voit une relation étroite avec la première guerre mondiale. « Ce déploiement de chair, d’irrationalité jusqu’au suicide m’apparaît comme une métaphore de cette rage qui a poussé les grandes nations européennes qui dominaient le monde à cette époque à se jeter les unes sur les autres pour s’entredétruire dans un bain de sang qui n’avait pas eu de précédent jusque-là dans l’histoire. Elles en sortiront profondément affaiblies. »
Baal veut expérimenter le versant dionysiaque de la vie. On peut imaginer qu’il a lu Nietzsche et Rimbaud. Né de la plume d’un dramaturge de 21 ans, ce héros, dans lequel Brecht projette sa vision d’un homme n’obéissant qu’à soi-même, se propose de braver tous les interdits. En commençant bien sûr par « le dérèglement de tous les sens ». Comme le souligne François Orsoni, « Baal est supérieurement intelligent, mais il se noie dans l’alcool, couche avec des prostituées, veut tout étreindre, expérimenter. Pour Baal « tous les vices sont bons à une chose ou à une autre », ainsi que l’écrit Brecht. La pièce a la forme d’une quête, d’un voyage, mais le héros se perd. Une fois parti, ce n’est pas toujours facile de revenir. On pourrait presque comparer son itinéraire chaotique à un sacrifice ; ce qui lui donnerait une dimension pasolinienne. Il y a d’ailleurs un côté masochiste chez Baal. Mais il y a aussi le côté dominateur, voire une certaine misogynie qui en fait un personnage peu sympathique. À la complexité du personnage s’ajoute la forme éclatée de la pièce, qui ne se présente pas tant comme un tout que comme une multiplicité de segments. « Il faut travailler ce texte sous l’angle du montage ou du collage, comme des éclairages différents qui se superposent ou se télescopent. Le traitement scénique doit rendre compte de cette notion de fragment. On n’est pas dans la rationalité, dans la progression logique. Baal, il ne faut surtout pas le contrôler, sinon, on rate l’essentiel. Il y a d’ailleurs un aspect important dans la pièce auquel je tiens beaucoup, c’est le comique. Baal, c’est drôle. Jusqu’à sa mort, qui est une scène comique. »
C’est en tout cas pour François Orsoni et ses comédiens un formidable tremplin. Une machinerie complexe mue par le principe de plaisir et le goût de la jouissance sans limites. La pièce pose des questions auxquelles il n’est pas apporté de réponses. Tout doit passer par le corps de l’acteur. « Mon théâtre part des acteurs, insiste François Orsoni. Je leur dis qu’il faut être sur scène pour jouir. Je pars des fantasmes. Ce qui m’intéresse, et c’est le point de départ du théâtre que j’essaie d’inventer, c’est de prendre les individus où ils sont ; je ne leur demande pas de composer un personnage. Mais cela doit naître à partir de l’acteur. Je me souviens, quand j’étais moi-même comédien, je regardais beaucoup les autres acteurs sortir de scène et cela me passionnait d’observer la façon dont ils passaient ainsi du jeu au non-jeu. Pour moi, c’est de là que vient toute la magie du théâtre. Chacun sur scène crée une zone de singularité irréductible et c’est ce qui fait la force de l’acteur. À côté de ça, la 3D ou les consoles vidéo électroniques ne valent vraiment pas grand-chose. C’est ça la magie du théâtre. Et, au fond, cela rejoint la figure de Baal, ce côté brut ; ce que Baudelaire définit dans son essai La morale du joujou comme « une simplicité barbare ».
Hugues Le Tanneur
Traduction de Bernard Lortholary. L'arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.
Un spectacle magnifiquement éprouvant dans sa durée (les 2h du spectacle se révèlent indispensables) et dans sa richesse d'images. [commentaire modéré]
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