Ici l’absolu de la mort c’est la séparation. Nous traversons les vers pour n’en garder que des fragments. La voix de Mathieu Montanier et son corps sont les scènes de cette recomposition. Féminin et masculin se confondent pour exprimer l’essence de la séparation, sa douleur, qui forge la vie humaine.
Par la Compagnie Ensemble Atopique II.
Bérénice est la cinquième pièce écrite par Jean Racine, dramaturge au fait de sa gloire qui privilégie les thèmes du devoir Bérénice reine de Palestine vit à Rome depuis plusieurs années, dans l’attente que Titus l’épouse. Les lois de l’empire romain ne permettent pas que Titus, devenant roi à la mort de son père, épouse une princesse étrangère. Ainsi donc : « Il la renvoya malgré lui, malgré elle ».
Tout semble acquis dès le début de la pièce. L’intrigue, dès lors, consistera en retardements successifs jusqu’à la séparation ultime. Antiochus, l’oriental, l’ami de toujours, l’amoureux silencieux : « je me suis tu cinq ans » choisit ce moment pour enfin déclarer son amour à Bérénice, qui persiste dans l’illusion, en pensant que Titus va l’épouser et renoncer à l’Empire, l’unique objet de son ressentiment.
Pas de sang, pas de violence exacerbée dans cette tragédie. Un homme sacrifie sa passion à son devoir. C’est une tragédie de l’amour et du renoncement, un drame passionnel sur fond politique. Le tableau désolé d’une douleur insurmontable, qui laisse les protagonistes à l’état de morts vivants.
Pas de mort dans Bérénice, même pas de l’amour, mais la séparation des amants pour « raison d’état », un empereur n’épouse pas une étrangère, fut-elle reine. La séparation noue cette tragédie, aucun protagoniste ne meurt, et c’est sans doute qui fait d’elle la pièce la plus poignante mais aussi la plus contemporaine de toutes ces pièces.
J’ai mis en scène Bérénice, il y a presque vingt ans maintenant, si j’y reviens c’est par amour. Amour de cette pièce qui m’a bouleversé depuis que tout jeune spectateur je l’ai découverte à la Comédie Française dans la mise en scène de Klaus Mickaël Grüber. Il disait alors aux acteurs : « la pièce doit passer à travers les larmes... ». C’est un des quelques souvenirs fondateurs de ma vocation de théâtre.
Si je reviens sur la pièce c’est par amour pour cette langue, pour ce poème de la séparation. J’avais envie de faire entendre ce poème quitte à le malmener un peu, de « rentrer dedans » de le découper, de l’épuiser, dans le corps d’une actrice ou d’un acteur. Cela fait longtemps que je cherchais un corps qui puisse accueillir ces paroles, un corps mi-homme mi-femme ou angélique dont la voix nous emporte et face exister tour à tour Bérénice, Titus, Antiochus... Un corps poétique qui exalte cette langue.
Mathieu Montanier est cet acteur rare, avec lequel j’ai eu le bonheur de travailler par le passé. Mathieu a cette qualité rare, d’emporter les écritures dans son monde et de nous les rendre encore plus elles-mêmes, dans leurs plénitudes et leurs puissances évocatrices. Il ne fait pas seulement exister les mots mais aussi les silences propres à chaque langue. L’art du silence chez Racine est sans doute unique, c’est dans ses silences que l’émotion la plus extrême vient trouver refuge.
Tout se passera SUR le corps de l’acteur, le public sera au plus proche, le toucher presque, la langue à fleur de peau, comme dans une nuit d'amour. Nous allons travailler pour créer une partition où les voix du trio amoureux, n’en devienne plus qu’une, un être aux prises avec la douleur de la séparation. On pourrait dire la douleur des séparations successives qui jalonnent la vie humaine.
Si j’ai choisi de travailler au théâtre de Belleville, c’est parce que la salle permettait cette immense proximité, ce rapprochement intime.
Le 4 avril 2018, Frédéric Fisbach
94, rue du faubourg du temple 75011 Paris