Présentation
La Presse
Bernardo Montet ou la longue marche vers l'Onnagata
Entretien avec Bernardo Montet
Danseurs : Herwann Asseh, Mani Asumani, Taoufiq Izeddiou, Bernardo Montet, Dimitri Tsiapkinis, Marc Veh
Musiciens gnawas : Zin el Abidine Bassis, Adil Amini, Lahsen Mhidi
La nouvelle création de Bernardo Montet s’inspire du mythe d’Othello, cet homme devenu étranger à lui-même, qui sombra dans la folie meurtrière. A travers le mouvement d’une équipe métissée, composée de 7 danseurs et 3 musiciens, le chorégraphe questionne nos cultures, nos mœurs et invente un nouveau langage pour traverser cet espace qui nous sépare et nous réunit à la fois. Un appel à l’exploration intuitive de la pensée et des sens…
Il n’y a pas d’angélisme dans la danse de Bernardo Montet, mais des corps au combat, sur un champ de bataille dont la poésie est la force résistante, indomptable, obstinée. Déjà dans Instance, le premier duo qu’il chorégraphia avec Catherine Diverrès voici vingt ans, l’échange se construisait dans la physicalité d’un corps à corps sans concession, violence et tendresse contenues à fleur de peau.
Métis d’origine guyanaise et vietnamienne, Bernardo Montet questionne sans relâche la géographie complexe des identités, l'ambiguïté des frontières, les rapports de domination et la façon dont les corps sécrètent la mémoire de leurs origines. Avec l’écrivain Pierre Guyotat et des danseurs ivoiriens, il ravive dans Issê Timossé les blessures engendrées par le colonialisme; et avec Dissection d’un homme armé, donne à voir un paysage en ruines que la guerre laisse à reconstruire, dans le dénuement des êtres.
Herwann Asseh, Taoufiq Izeddiou, Dimitri Tsiapkinis, Marc Veh : les seuls patronymes des danseurs qui entoureront Bernardo Montet pour sa prochaine création disent à eux seuls la soif d’un monde ouvert, que dénient aujourd’hui les extrémistes de “l’intégrité“ religieuse ou nationale. Sept danseurs et trois musiciens prendront part à cette traversée sensible, qui s’ancrera à Marrakech et Essaouira au Maroc, puis à Toubab-Dialow, au Sénégal, avant d’éclore à Brest au début 2002. Répondre par le nomadisme engagé de la danse à la folie meurtrière de toutes les volontés de “purification ethnique“ : c’est ce chemin qu’emprunte Bernardo Montet, en choisissant cette fois-ci la figure d’Othello comme archétype d’une folie passionnelle où vacillent les repères d’appartenance.
Ce spectacle est librement inspiré de la figure d'Othello, Le Maure de Venise imaginé par Shakespeare, rare héros noir du théâtre occidental. Pour interpréter l'histoire du "chien circoncis" qui étrangla la Blanche Desdémone, Bernardo Montet a réuni une équipe masculine métissée avec neuf danseurs et chanteurs africains ou d'origine africaine. Ses résidences de travail au Maroc et au Sénégal l'ont visiblement aidé à élaborer ce spectacle. Le plateau, que trois gradins surplombent, a la couleur du sable et la grande nappe blanche qui le couvre en partie annonce un cruel festin. Introduit par les musiciens Gnawas au chant entêtant des crécelles et des tambours, le drame de l'homme devenu étranger à lui-même est jeté en pâture. Les neuf interprètes s'en emparent pour mieux le déchiqueter, jusqu'à épuisement. Cette danse d'hommes nourrie de tradition sans être traditionnelle est sauvage.
Il y a peu de contact entre les danseurs, sauf dans des heurts dangereux, mais la haine contamine la communauté mâle. Folie blanche dans une robe trop grande (magnifiques costumes de Rose-Marie Melka), folie noire sous des capuches, folie bleue dans un voile qui frissonne sur un corps maigre et souple, beauté d'un carrosse tiré par des chiens fous : tout contribue à ébranler les calmes certitudes, les visions occidentales d'un monde qui n'ose regarder ses morts.
Dans cette pièce, c'est bien l'empire de la danse "blanche" que Bernardo Montet interroge ou menace. Même si ce spectacle n'avait pas encore trouvé les voies de son nécessaire déchaînement lors des premières représentations, il est cinglant, porté par des interprètes souverains.
Libération - Marie-Christine Vernay
Bernardo Montet, artiste résident au Quartz de Brest, est le seul à attaquer la danse de front. Il cherche dans O. More, à travers le personnage d'Othello, à purger la folie meurtrière qui saisit les corps. La musique de trois Gnawas d'Essaouira (Maroc) soutient les six danseurs dans leurs transes libératoires (...) Mais rendons hommage sans tarder aux interprètes luttant contre les démons : Herwann Asseh, Mani Asumani, Taoufiq Izzediou, Dimitri Tsiapkinis, Marc Veh. Un casting digne de M. Univers.
Le Monde - Dominique Frétard
Lorsque la musique Gnawa retentit et que les danseurs viennent prendre position autour du grand tapis blanc, quelque chose de l’ordre de la procession et du rituel charge déjà l’atmosphère d’une attente mystérieuse. Et voilà qu’un corps enclenche la dynamique de la gesticulation en laissant échapper peu à peu la violence qu’il contient. La tragédie peut commencer. Celle qui fait basculer un être dans un monde où le sol de la raison se dérobe.
C’est ce passage à la folie qu’expose O. More, ce moment crucial où le poids de la balance commence à choisir son camp. S’inspirant librement d’Othello, Bernardo Montet veut investir la rencontre entre le discours de la folie et des mouvements qui veulent l’incarner. Un double langage, celui des mots et des corps, qui n’a d’autre but que de donner chair à une tragédie...
Ouest France - Rémi Morvan
O'More
De loin résonnent les tambours, puis ils arrivent, en procession, prenant possession de l'espace en marchant en carré. Une communauté d'hommes : six danseurs, aux origines lointaines (Kenya, Gabon, Maroc, Grèce, Côte d'Ivoire) et trois musiciens Gnawa. Ils sont les Maures, le chœur d'une seule partition chorégraphique. Chacun nous conte sa version de la folie des hommes, autour d'une seule interprétation, une figure, le personnage d'Othello.
En s'appuyant sur le poème tragique, Bernardo Montet s'attache à faire entendre la voix étrangère. Remettre en mouvement les activités humaines passe d'abord par le corps. Un travail qui revient sur l'identité au sens le plus archaïque : premier désir, première étreinte, rapport au sol, à la marche, à la voix. Ce faisant, il crée une langue qui nous parle de la séparation, du corps, de sa culture et de son rapport à la société ; de l'amour à la guerre. O.More agit à la façon d'une transe, un état transgressif et libérateur. Chorégraphe transfuge, Bernardo Montet est entré dans le théâtre du point de vue de la danse, entré dans le poème avec des hommes debout. Le dessin de ce geste est abstrait, épique et puissant.
Dans l'intervalle
Qui a suivi le parcours de Bernardo Montet depuis ses débuts de chorégraphe en 1997 a progressivement vu se dessiner la cohérence d'une démarche qui s'appuie sur un certain nombre de thèmes et de figures.
Dans plusieurs des pièces du chorégraphe, l'Afrique occupe un espace imaginaire. Elle est une figure matricielle et fondatrice du rapport au corps. De l'identité au mouvement, elle donne à la danse sa dimension vitale. Puissance de rebond et caractère rythmé vont de paire avec sa capacité de résistance et sa fonction de lien. Un travail sur la générosité.
La présence de l'Asie concerne l'approche de l'espace, en terme de densité comme dans sa dimension spirituelle. La danse y gagne en force d'accumulation et de projection. Les gestes sont tranchants ou condensés, les corps se déplacent parfois tout en lenteur, voire même se concentrent dans l'immobilité. Dans tous les cas, le mouvement ou le travail corporel est conduit par des énergies extrêmes, conjuguant une égale force de présence et d'intériorité. Un autre élan est pris avec O.More, pièce créée après différents stages et ateliers menés en Afrique et au Maroc et comprenant exclusivement des hommes. Ce spectacle est conçu aux limites du cadre de scène, selon un dispositif qui intègre des musiciens Gnawa et le public dans un champ de proximité et de partage d'expérience. Dans cette proposition, Bernardo Montet renoue de façon globale avec l'ensemble des questions qui sont au cœur de sa démarche. L'idée de la communauté et du rapport à l'autre progresse dans sa capacité de lien. O.More agit dans le tissage de différentes écritures et prend appui sur certaines fonctions de la tradition pour rejoindre la création contemporaine, trouvant une force d'impact inédite dans l'expression de son propos grâce à la structure organique de sa composition.
Irène Filiberti
Irène Filiberti : Dans O.More, il y a un travail particulier, de lien entre la tradition et le langage contemporain ?
Bernardo Montet : Reconsidérer la tradition fait partie de mon questionnement dans le travail.
Comment un pays aussi moderne que le Japon maintient-il des traditions aussi fortes ? Ce pays de haute technologie garde en lui la dimension de l'inexplicable. Elle est intégrée à son cheminement. Après vingt ans, date de mon premier voyage là-bas, je reviens à cette question.
Aujourd'hui, l'usage du terme "tradition" est sulfureux. Il est souvent récupéré dans les discours intégristes ou nationalistes. En tant qu'artistes, nous ne pouvons pas laisser faire cela. C'est en partie pourquoi je crois que nous avons besoin de travailler à sa réappropriation. Mais je pense aussi à l'aspect chamanique lié à la tradition, c'est-à-dire la croyance en des forces qui nous dépassent, par opposition à la croyance aveugle dans le progrès qui fait qu'aujourd'hui, dans les sociétés occidentales, on ne tolère pas ce qui échappe ou nous dépasse. Tout doit rendre compte, il n'y a pas de place pour l'inexpliqué. Comment peut-on considérer aujourd'hui un état de transe ? Quelle valeur recherche-t-on dans cette attirance éprouvée pour une certaine forme d'exotisme ? Qu'est-ce qui est défendu, entretenu dans ces pays, que l'Occident aurait perdu ou jamais connu ? En tant qu'artiste, j'ai la chance de pouvoir prendre le temps de m'interroger plus que d'autres sur ces questions. D'un point de vue plus personnel, j'ai d'emblée été baigné dans un grand fleuve aux courants culturels divers. Comment se fait-il que je puisse trouver mon salut, en terme artistique, en allant dans ces pays où les traditions défendent certaines valeurs ? Attention, je ne soutiens pas l'idée de la tradition
comme valeur en soi, mais certaines valeurs dans la tradition. En regard de la danse et de mon propre travail, cette idée touche à la transformation.
C'est un processus fondamental. Aujourd'hui, après O.More qui a été créé uniquement avec des interprètes hommes, j'ai envie de m'interroger, sur les notions de féminin/masculin. Si l'on compare deux couleurs, le noir et le blanc, entre les deux, il y a le gris. Il n'est pas si évident, en soi ou pour soi, sinon socialement, d'afficher le masculin ou le féminin. Le chaman, pour moi, a cette capacité de pouvoir, par sa posture, se transformer en quelque chose d'autre, qui contient le masculin et le féminin, et surtout de pouvoir être entre les deux, d'effectuer ces allers-retours. Par exemple, dans les sociétés occidentales, nous achoppons totalement sur la question du malheur. C'est là, peut-être, que certaines traditions ont de plus grandes capacités, notamment celles de "gérer", d'un point de vue humain, le malheur au sein même de la communauté. Nous avons davantage de moyens et sans doute moins de ressources. On ne peut ignorer que la modernité produit aussi de la peur, de nouvelles formes d'impuissance et beaucoup d'isolement. Dans d'autres cultures moins privilégiées économiquement, il appartient à la collectivité d'intégrer, d’absorber, donc résoudre pour une part, manquante ici, cette dimension du malheur qui éclate dissout, atomise les identités. Même s'il s'agit d'attitudes très simples, comme celle d'avoir une conscience d'être plus cosmologique, de pouvoir se situer en lien avec la nature. C'est aussi ce qui touche à l'une des fonctions de la danse.
Par ailleurs, en tant qu'artiste, j'éprouve le besoin de me positionner, de savoir quel type de contrat social nous lie à la société dans laquelle on vit.
Dans Othello, texte qui porte la création d'O.More, toutes ces questions sont posées : le statut de l'étranger, comment on peut aussi devenir étranger par refus, par choix envers la société. Il y a également la notion de double, de l'autre, comme miroir infini de l'identité en rapport avec la passion. En quoi l'autre peut-il, sans rien faire de particulier, nous renvoyer à notre petitesse ?
I.F. : Beaucoup de ceux qui connaissent le travail de votre compagnie Mawguerite ont le sentiment que O.More trouve une forme de résolution aux différentes questions soulevées dans les pièces précédentes.
B.M. : Je ne sais pas ce qui a été résolu, je peux simplement dire ce qui est différent.
Tout d'abord le rapport au public. Dans cette pièce, il fonctionne dans la proximité. L'abandon de la distance due à la position du spectateur dans une salle et de l'interprète sur le plateau a fait disparaître la peur du regard de l'autre. Ensuite, un autre changement est dû à notre façon de travailler. La réflexion sur la violence ne vient pas de l'autre, mais de celle qui est en chacun de nous. Dans O.More, tout me semble organique : l'arrivée du texte, la façon dont il est utilisé, la liberté que je me donne avec. Je ne me sens pas trahir le texte alors qu'il n'est pas ici, comme souvent dans la danse, considéré en tant que prétexte. Il a été véritablement traité dans sa globalité mais sans être exposé tel quel. Nous l'avons énormément travaillé, analysé dans son intégralité. Chaque interprète, musiciens compris, l'a traversé, a réfléchi sur le personnage d'Othello, en a donné sa propre résolution. Cela a entraîné la présence de certaines images ayant une fonction de symbole, une dimension d'écriture liée au travail du signe, à sa façon de propager du sens, et ces images s'intégraient en toute évidence dans la structure de la pièce. Je pense en particulier à l'un des moments du spectacle où un corps est couché sous une lampe avec un masque et une cuillère dans la bouche. Cette image peut signifier mille et une choses. On peut ne pas la comprendre, mais sa présence reste juste. L'image passe et doit exister. C'est une appréhension intuitive, sans rapport immédiat, mais elle a sa logique propre qui n'est pas cartésienne. C'est inexplicable et nécessaire. Sa cohérence est liée à l'idée même de la danse.
En tant que danseur, j'aime cette logique chorégraphique, de l'ordre du geste. La chute, au cours d'une marche, a forcément une cause, mais elle est inclue dans les possibilités de la marche, elle interrompt le mouvement mais pas sa logique. La marche est l'un des signes propres de l'homme. Avancer signifie, au sens symbolique, lâcher, quitter. On est sans arrêt en train de quitter quelque chose. D'autres appellent cela la mort. Quelque chose finit et finit pour l'éternité. Tout comme le théâtre de Kantor s'est appelé le théâtre de la mort. L'être humain est pétri de ce qui se passe dans le monde. C'est pourquoi certaines démarches théâtrales sont très proches de la danse. La danse intègre dans sa conscience cette notion-là. Dans le mot dit, dans la page ou bien la structure même de l'écrit, le sens arrête le flux de ce mouvement. Il se fixe et peut empêcher ce geste fondamental. C'est toute la différence temporelle entre le peintre, l'écrivain et le chorégraphe ou certains metteurs en scène. Ce sont ces zones-là que Frédéric Fisbach et moi avons envie de continuer à creuser. Depuis O.More, je me sens davantage au cœur de la matière, paradoxalement en comprenant moins ce que je fais, et c'est extrêmement réjouissant. J'ai l'impression que ma démarche s'attache maintenant à des notions plus essentielles. L'idée métisse (même si je ne supporte plus ce terme à cause de son usage très actuel, qui en fait un label contenant tout et n'importe quoi), reste c'est vrai, une composante de mon travail. Beaucoup de mes projets tournent autour de cette dimension, qui est bien plus profonde que je ne l'imaginais. Cette notion de provenance de partout qui ouvre sur un territoire de nulle part crée finalement une grande liberté pour la dimension de l'imaginaire. A ce propos, un élément très important de la création de O.More, est la présence d'une culture proche de l'Afrique et en même temps complètement autre, puisqu'il s'agit du Maroc, de sa grande culture et de notre rencontre avec la musique Gnawa. La corde que pince le musicien, m'évoque un corps qui peut avoir été soumis à l'esclavage, violenté ou être mort ; ce cri passe dans la vibration de la corde et c'est cette danse-là qui m'intéresse. Ce cri qui hante l'humain. Le passage de cette souffrance en moi me permet d'éprouver : elle est ce qui me relie à moi-même.
I.F. : Quelles sont les directions de votre prochaine création ?
B.M. : Chaque pièce est ma dernière, après je ne sais plus rien. Mais nous sommes tous faits de projets comme la vie. Entre deux, à l'état de jeu, je peux seulement utiliser une formule, une image qui se réfère à Jean Genet et Georges Bataille : "Retrouver le sacré dans la fange" et rappeler mon désir de travailler sur les notions de masculin et féminin. Cela signifie, pour l'instant, que je cherche à accumuler des matériaux autour de ce que peuvent m'inspirer les stations du Christ et les figures du cabaret.
Le Christ comme étranger, réceptacle de toutes les haines et de cet inconnu qu'on adore aussi. L'autre dans son absolu. Le parcours d'un être qui va vers une solitude, la figure paternelle qu'il incarne. A quels éléments du monde judéo-chrétien est-il possible de confronter la danse ? C'est une matière de travail immense. En contrepoint, je pense au cabaret. Il m'intéresse pour ses populations interlopes. Cette façon de se côtoyer, où les identités sociales se dissolvent autour du commerce de la chair. Ce sont des lieux où les pires vérités peuvent s'exprimer. Ce sont aussi des espaces de profération de la parole. On peut tout tenter dans ce cadre.
Propos recueillis par Irène Filiberti, le 28 juillet 2002
FELECITATIONS POUR CE BEAU SPECTACLE . JE L AI BEAUCOUP APPRECIEE SALUT SCENIQUE DE LA PART DES ETUDIANTS AVEC LESQUELS VOUS AVEZ PASSE UNE AGREABLE SEMAINE VOUS NOUS MANQUEZ CONTINUIER
FELECITATIONS POUR CE BEAU SPECTACLE . JE L AI BEAUCOUP APPRECIEE SALUT SCENIQUE DE LA PART DES ETUDIANTS AVEC LESQUELS VOUS AVEZ PASSE UNE AGREABLE SEMAINE VOUS NOUS MANQUEZ CONTINUIER
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