Une famille confrontée au passage du millénaire, avec, au coeur de tout, une relation mère-fille particulièrement tendue, des secrets non révélés, et une histoire de jumeaux (lun a une barbe, lautre pas) qui sont amoureux de la même femme.
Nayant pas encore rencontré Peter Asmussen, je ne peux que limaginer. Peut-être offre-t-il limage dun homme parfaitement équilibré, peut-être même celle dun bon vivant. Mais je ne peux mempêcher de pressentir en lui un continuel tumulte quil doit sefforcer de maîtriser, de contrôler. Limprévisible doit tellement le hanter, quil "organise" ses angoisses, doù la construction géométrique, symétrique de la pièce, où le chiffre 3, chiffre religieux, revient de façon obsédante et magique "3 femmes, 3 hommes, 3 tableaux agencés en un triptyque". Comme en musique, les dissonances se résolvent en harmonies ordonnées. Le dialogue qui au début surnage, flotte, hésite, est remanié, répété, développé, de façon musicale. La musique des mots ritualise lindicible des êtres. Lauteur semble se méfier de son propre chaos, il ne participe pas au drame quil raconte. Simplement, il le traduit, le matérialise. Il ne laisse aucune place à ses pulsions : elles ne sont que la clef invisible qui lui permet de laisser entrevoir le secret de ses personnages, avec un 3ème oeil de visionnaire, le temps douvrir et de fermer une porte.
Pour Asmussen, écrire nest pas une thérapie privée, mais une opération chirurgicale qui consiste à glisser dans les veines de notre inconscient laspiration dune beauté supérieure, sans cesse bafouée, une excitation de lâme, qui nous fait percevoir les choses de la vie comme le vague reflet dune correspondance du ciel et qui nous fait prendre conscience de notre nature dexilés, comme le pressentait Baudelaire.
Dans Brûlé par la glace , le conflit nest pas dans le combat pour le pouvoir ou lintérêt, ou dans lemprise de lun sur lautre, la lutte a lieu entre les âmes et les cerveaux. Tout le reste nest que contingences, comme la poule, combustible répugnant et fascinant à la fois, mais de toute façon indispensable pour "alimenter la machine". La menace et le chantage ne sont pas pris au sérieux. Mais le ton affectif de la pièce nest pas la dérision - pour une fois, on y échappe, ce qui est rare dans le théâtre contemporain -, ce qui résonne ici, cest la cruauté et la déréliction.
Ici, on souffre par séparation. Lespace est dailleurs carcéral : chacun est relégué dans un espace clos qui ressemble à une cellule ou à une niche. Les vêtements aussi sont des carcan, des geôles qui emprisonnent les corps pour mieux séparer. Lunivers dAsmussen nest pas édifiant. Il ny a pas, bien sûr, dun côté les bons et de lautre les méchants. Il y aurait plutôt une certaine race de coupables et une certaine race dinnocents. Les coupables ont assumé le malheur dêtre né, ils ont aimé, consommé leur amour et donc enfanté des innocents.
Les innocents veulent aimer eux aussi, mais les coupables leur refusent lamour. Ils dépendent deux : deux, ils ne reçoivent que des devoirs ou des ordres. Ils nont aucun droit. On leur dit : "tu ne dois pas aimer". On voudrait faire deux des caractères sans volonté.
Les innocents dAsmussen préfèrent mourir. Ils ne supportent pas davoir "Froid à lâme" comme leurs aînés, qui ont tellement de mal à saccepter eux-mêmes quand il émergent de leur sommeil. Cet espace glacé, Asmussen "en connait un bout", sil nen connait pas le bout. On sent quil la parcouru, ressenti, interrogé, comme anesthésié par le froid, mais toujours avec un besoin fou damour.
Cest lespace de lamour renié, bafoué, dénié, lespace de lamour assassiné, mais qui même anéanti ne sera jamais chez Asmussen, tourné en dérision.
Laurent Terzieff
Acteur, metteur en scène
20, avenue Marc Sangnier 75014 Paris