“Au-dessus autour de nous la glace. À côté de moi la femme que j’aime. Je ne sais pas qui elle est, mais elle est nue et moi de même.”
À Bulbus, au pied de la montagne, la vie suit son cours. Ici il y a l’hiver, mais la maladie est un mot inconnu et le médecin un être de légende. Les gens de Bulbus paraissent simples ; le soir, sur la piste de curling, ils parlent de leurs affaires, du temps, des poules, rarement d’eux-mêmes.
Manuel et Amalthéa s’y croisent pour la première fois, jeunes gens marqués au dos par la foudre et qui semblent saisis d’un amour gémellaire. Pour eux, à Bulbus il fait froid, très froid. Comme pris dans la glace, le temps paraît figé. Village fantôme d’un passé qui ne peut ou ne veut pas passer, Bulbus incarne le symptôme d’une pathologie oublieuse, mise en scène sous la forme d’un conte mêlant la trivialité du réel au mystère.
Pour Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, ce conte a la grâce inquiétante des paysages nordiques, mais aussi la noirceur d’une trame policière. Dans un monde d’apparence simple, il laisse affleurer le poids de la mémoire gelée, qui empêche une génération de succéder à l’autre, et la piège dans son désir d’oubli.
Bulbus somnole, mais laisse percer sous la glace une pulsation de vie. Anja Hilling écrit comme on parle, son théâtre, narratif autant que suggestif, est doué d’une vive invention ; théâtre d’épidermes écorchés et d’émotions brutes, il est aussi d’une profonde poésie.
Bulbus est une pièce énigmatique, et elle le reste jusqu’à la fin. Elle porte en elle une sorte d’étrange exigence à ne pas se résoudre, à ne pas s’accomplir en quelque chose que l’on puisse comprendre. Il n’y a pas de réponse. Elle ne conduit pas à un savoir qui serait la somme de ses détails, ou le résultat d’un raisonnement. C’est un point commun aux textes d’Anja Hilling qu’ils empruntent au monde, à la vie, à la réalité, au présent, des bribes de ce que nous connaissons déjà, tout en les organisant dans un ensemble qui se dérobe à l’interprétation logique.Il y a quelque chose de glissant dans chacune de ses pièces.
Quand on lit Bulbus, quand on y travaille attentivement, ce glissement dans l’écriture fait qu’on ne cesse de passer d’hypothèse en hypothèse, sans qu’aucune, sans doute, ne soit la bonne. Dans le détail, les pièces d’Anja Hilling comportent des éléments de réalité très familiers, mais dans l’ensemble, elles conservent une étrangeté inaltérable. Une étrangeté qui pourtant nous concerne. C’est un peu comme une nasse, un filet, qui saisirait dans ses réseaux un certain nombre de thématiques, et qui les agencerait, les ferait parler entre elles, sans pour autant fabriquer un discours.
C’est une écriture qui n’est affiliée à aucune idéologie préalable, même si on sent que l’auteur porte un regard personnel sur la société de consommation, l’histoire du terrorisme, l’histoire de l’Europe, sur ce qu’est une famille, les problématiques de filiation, d’héritage, etc. Elle réunit des matériaux qu’elle fait s’entrechoquer et qu’elle installe dans des “lignes de fuite”, comme dirait Deleuze, produisant des dynamiques, des rencontres, probablement aussi de la pensée, sans pour autant produire un discours déchiffrable, qu’on pourrait arrêter à une seule signification [...]
Daniel Jeanneteau
L’image de départ est aussi l’image de la fin : celle de deux jeunes gens nus, prisonniers de la glace. On a le sentiment que la pièce est née de cette vision, autour de ces deux corps prisonniers, d’une façon concentrique. Cela évoque le merveilleux des contes, ceux de Grimm, avec Hänsel et Gretel, probablement aussi Andersen, avec La Reine des Neiges... C’est l’histoire de deux enfants voués à s’aimer, marqués par le destin, séparés, menacés, et réunis enfin dans une vision inexplicable, archaïque, définitive. [...] Les deux enfants sont abandonnés par leurs parents la même nuit, au même moment ; ils ne se connaissent pas, ne se sont jamais rencontrés ; à l’instant même où ils sont abandonnés, ils sont tous les deux simultanément frappés par un éclair qui les marque définitivement, sur le dos, du signe de l’oeil.
L’image est presque naïve, mais elle emprunte aux mythes, et peut-être à l’histoire de Caïn et de sa descendance. À Dieu qui le chasse du paradis, Caïn demande comment il survivra à la faute qu’il vient de commettre (le meurtre d’Abel) ; Dieu lui répond que lui et les siens seront marqués d’un signe qui perpétuera la mémoire de la faute tout en les protégeant des autres vivants.
Les deux enfants de Bulbus sont abandonnés chacun de leur côté dans des contextes qui correspondent aux problématiques sociétales essentielles de l’Allemagne des années 80. D’un côté les derniers avatars de la résistance armée issue des Fractions Armées Rouges, de l’autre la consommation de masse machinale, morose, aliénante. Par une espèce de raccourci à la fois merveilleux et bizarre, l’impossible héritage des parents s’inscrit sur le corps même des
enfants en un signe brisé qui les rassemble, les désigne, les isole...
Daniel Jeanneteau
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