Le monde de l’immédiat / Camille Boitel est sans cesse au bord de la catastrophe : tout vacille et menace, ruine et finalement s’écroule.
Issu du cirque, il a développé dans chacun de ses spectacles un subtil art de l’effondrement. Art jubilatoire car chutes et déséquilibres sont depuis toujours sources de joie et de rires. Mais art politique aussi car ce qui l’intéresse, c’est de regarder l’homme (ou la femme) résister à cet effondrement, trouver en lui les moyens de la lutte et de la résistance, être puissant et finalement heureux au coeur de la pire débâcle.
« La jubilation, est-ce que vous savez ce que c'est ? Est-ce que vous avez déjà jubilé vous-même ? Peut-être l'avez-vous fait sans vous en apercevoir. Le jubilatoire est toujours transmis, contagieux. On jubile sans faire exprès, à l'improviste, quand on ne s'y attend pas. Et c'est presque vexant car on ne sait pas jubiler volontairement (c'est comme claquer des dents sans avoir froid).
Au moment où nous nous sommes lancés dans cette fastidieuse étude, nous avons trouvé : le vide. Rien du tout. Rien ni personne. De légères traces de Nietzsche et de la jubilation musicale... Quelques mots sur la joie, sur le plaisir... Mais la jubilation, tout le monde s'en fout : c'est futile, ça n'est pas intéressant, et c'est à peu près impensable.
Peut-être est-ce parce que nous jouons nous même (c'est notre métier), que cet état nomade, cette irrégularité absolue, nous a interpellée. Nous avons alors lancé plus d'une centaine d'invitations à d'imminents spécialistes de toutes les catégories (scientifiques, sociologues, poètes, historiens, politiques, etc...) et étonnamment, personne n'a répondu : personne, car ils se tâtent sans doute (presque tout le monde se tâte avant de s'attaquer à ce qui le dépasse).
Il est vrai que la jubilation n'est pas soumise au savoir, elle est inculte et violente, imprévisible, insoumise et venimeuse. Elle vous retourne un homme et réduit son sérieux à néant, instantanément. Elle s'insinue à son insu dans ses entrailles, elle surgit de lui-même, du dedans, elle éclate à l'intérieur de lui, de l'intérieur, elle le secoue et l'emporte.
Le rendez-vous est lancé, les plus courageux y seront (ce message vous est aussi adressés à vous qui n'avez pas su répondre), nous vous attendons nombreux pour affronter ce grand trouble du comportement, cette joyeuse maladie de l'intelligence. »
L'immédiat
Vous proposez un spectacle sur la jubilation. Évidemment, on se demande pourquoi la jubilation ?
Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ! Disons qu’après avoir joué sur un plateau pendant longtemps et y avoir trouvé quelque chose qui est de l’ordre de la jubilation, j’avais envie d’en parler plus précisément. À chaque fois, pour trouver la jubilation, il faut repartir à zéro. Toute la mécanique du jeu peut être là, et ça ne marche pas ; la pièce se déroule comme d’habitude, sans qu’apparaisse cette chose la plus précieuse : la jubilation. J’avais donc envie de me demander quelles sont les conditions pour qu’elle ait lieu : faut-il une certaine fragilité du jeu ? trouver un équilibre entre le jeu et le non-jeu ? J’ai vite compris que la jubilation est le coeur de ce qui se passe quand on joue, mais qu’il ne faut pas la chercher. Dès qu’on la cherche, dès qu’on l’attend, elle disparaît, elle ne vient pas. Elle est toujours imprévue, improviste. Alors je me suis dit : préméditer la jubilation n’est pas la bonne méthode. Mais si on essaie sincèrement de faire quelque chose d’imprévu, c’est peut-être là où on aura la meilleure chance de la rencontrer.
Mais pourquoi la chercher ?
Je ne saurai pas répondre exactement. Mais pour moi, c’est comme si on me posait la question : pourquoi vis-tu ? La jubilation, je la cherche pour défendre le foisonnement peut-être, l’insoumission à la continuité, à la durée. Jubiler, c’est militer pour l’immédiat, l’instantané.
Le fait que, dans le spectacle, la jubilation soit commune, vécue à plusieurs, est-ce important ?
Bien sûr, c’est important de la vivre à plusieurs, ensemble, sur une scène. Pour moi, la jubilation n’est pas une joie, un bonheur particulier, une harmonie trouvée mais une instantanéité partagée. À un moment, je me suis dit : vivre un spectacle, c’est vivre tous en même temps, chacun à sa façon bien sûr mais quand même simultanément.
Vous semble-t-il que le théâtre peut encore avoir une fonction politique ? C’est me semble-t-il un espoir explicite de cette pièce ?
Je me pose toujours la question : qu’est-ce que c’est que la politique ? Souvent je me dis qu’il devrait s’agir d’avoir une belle vie. Je veux dire d’avoir la disponibilité de devenir beau. Je pense que de se redire que nous devons jouir, qu’il y a une jouissance de l’autre qui n’a rien à voir avec le contrôle et avec la possession est une forme de politique intime. Les oeuvres sont politiques, et bien plus politiques que tout discours, quand elles sont entièrement et violemment poétiques. Quand leur charge est dépourvue de limites et d’intelligibilité. Quand elles sont folles et toutefois transmises.
Contrairement à vos autres spectacles, la parole a un rôle plus important que le corps.
Dans mon travail, la parole est toujours première, mais dans tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, elle disparaissait avant de se montrer, elle était aspirée, il ne restait que des bribes. Et puis, après avoir fait beaucoup de spectacles qui approchaient l’immédiat avec le corps, j’ai eu l’impression qu’une autre manière de dire l’immédiat, c’était d’explorer les manières de le raconter. Comment raconter l’immédiat, cette ouverture au temps, ce poème des possibles dans le monde, cette chose qui ne se soumet pas à une interprétation ?
Est-ce une vraie conférence ?
Il y a une tradition aujourd’hui de la conférence détournée. Mais dans mon cas, ce qui a justifié le choix de la forme conférence, bien que je sois la personne la plus mal placée pour distribuer du savoir, c’était quand même d’essayer de dire quelque chose, quelque chose d’indicible peutêtre
mais d’essayer quand même. C’est une vraie conférence, pas un spectacle déguisé en conférence, même si ce qui la motive c’est sans doute une relation au jeu.
Comment est-elle construite ?
Comme je ne me sens pas très bien placé pour parler de la jubilation, je me suis demandé qui je pourrais inviter pour en parler : un enfant qui aurait un savoir inné sur la jubilation ? Un clown qui pourrait parler de sa sincérité extrême ? Un savant transversal qui pourrait mettre en contact différents champs ? Un écrivain qui aurait éprouvé le vertige d’écrire et la jubilation de ce vertige ? Un clochard volontaire qui aurait choisi de vivre en dehors de toutes les règles ? Un musicien ? etc. D’autres que moi peuvent parler de la jubilation. En revanche, il y a besoin d’une précision et d’un rythme particulier pour en parler et ça je suis obligé de le mettre en place moi-même. Si j’ai quelque chose à signer dans ce spectacle, c’est le rythme.
Quel est le rythme de la parole ?
Je dirais qu’il consiste en une vigilance, une lutte contre tout endormissement possible. Il s’agit d’empêcher le savoir, les conventions, les idées reçues, ou même simplement les idées, de prendre la place des espaces concrets. Ce qu’il y a de musical dans ce spectacle, c’est le fait qu’on réorganise les hiérarchies entre les temps, les paroles. Les paroles circulent comme elles veulent. Si quelqu’un ne parle pas et que ce silence est une manière de dire, il faudra écouter ce silence. Pour moi, lorsque l’on se tait dans les spectacles, ça n’est pas forcément que l’on n’a pas de paroles. Mais la plupart du temps, au contraire, trop de paroles pour qu’une seule suffise.
Propos recueillis par Stéphane Bouquet, mai 2015
17, boulevard Jourdan 75014 Paris