Alice ne sort pas du Pays des Merveilles. Ancienne petite fille d’un roman passé, elle arrive « depuis plus de vingt ans » pour retrouver son fils. Vingt années perdues dans des asiles qui ont peut-être atrophié pour un temps sa logorrhée de secrétarien mais n’ont pas abîmé sa détermination à reprendre son dû : le fruit de ses entrailles qu’on lui a dérobé à la naissance. Ainsi elle est là, entièrement présente avec toute la tête et le cœur qui lui restent et les mots qui se bousculent, trop longtemps inutilisés.
Sur son chemin, une religieuse l’intercepte. Telle une gardienne de temple sacré, elle se dresse, inquisitrice de cette mère qui arrive de nulle part. On apprend que cette religieuse a pris soin avec amour et dévouement du fils depuis sa tendre enfance. Quant à celui-ci, il est hors champ, absent de la scène. Son image composite se dessine peu à peu, à travers les paroles des deux femmes. Naissant chez l’une et grandissant chez l’autre, il advient d’une translation de l’un à l’autre des récits-monologues des deux mères putatives. Le tableau cubiste qui en résulte évoque un être énigmatique, anormalement constitué et tragiquement intelligent, porté sur la musique et les nombres premiers.
Cette rencontre parfois brutale entre les deux femmes, sorte de huis clos ouvert et transitoire, expose d’abord deux âmes solitaires qui incarnent jusqu’à consomption deux versions désaxées de la mère. Mais qui est le monstre ici, en fin de compte : le fils, Alice ou la religieuse ? Ne réside-t-il pas une part de monstruosité en nous tous comme au sein même du plus grand amour ? Qui dit vrai, qu’est-ce que la vérité ? La mémoire est parfois dirigée malgré nous vers des eaux troubles où l’on peut voir ce que l’on veut bien voir…
Catoblépas explore la part du monstre : les monstres passés et présents de ces deux femmes. Tel dans le théâtre nô, le moine voyageur (waki) qui rencontre le spectre errant (shité) venu régler ses comptes avec le passé, la rencontre d’Alice et de la religieuse provoque une suite de révélations, de confessions et de retours de mémoire. Sorte de ramification de La petite fille qui aimait trop les allumettes, dernier roman de Gaétan Soucy où est né le personnage d’Alice, ce texte constitue la première prise de parole théâtrale de l’auteur.
Pline (VIII, 32) raconte qu’aux confins de l’Éthiopie, non loin des sources du Nil, habite le Catoblépas, « bête de taille moyenne et de démarche paresseuse. La tête est remarquablement lourde et l’animal peine beaucoup pour la porter ; elle penche toujours vers la terre. N’était cette circonstance, le Catoblépas en finirait avec le genre humain, car tout homme qui voit ses yeux tombe mort ». Catoblépas, en grec, veut dire « qui regarde vers le bas ». Cuvier a suggéré que le gnou (contaminé par le basilic et par les gorgones) inspira aux Anciens le Catoblépas. À la fin de La Tentation de saint Antoine on lit : « Le Catoblépas, buffle noir, avec une tête de porc tombant jusqu’à terre, et rattachée à ses épaules par un cou mince, long et flasque comme un boyau vidé. Il est vautré tout à plat ; et ses pieds disparaissent sous l’énorme crinière à poils durs qui lui couvre le visage : Gras, mélancolique, farouche, je reste continuellement à sentir sous mon ventre la chaleur de la boue. Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter. Je le roule autour de moi, lentement ; et ma mâchoire entrouverte, j’arrache avec ma langue les herbes vénéneuses arrosées de mon haleine. Une fois je me suis dévoré les pattes sans m’en apercevoir. Personne, Antoine, n’a jamais vu mes yeux, ou ceux qui les ont vus sont morts. Si je relevais mes paupières - mes paupières roses et gonflées -, tout de suite, tu mourrais. »
Jorge Luis Borges
Le Livre des êtres imaginaires
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