Spectacle en anglais et allemand, surtitré en francais.
Dans un espace qui n’a rien d’un château, des personnages qui ne sont pas des princes charmants ne sillonnent pas les vastes plaines à la recherche de l’amour.
Sur scène, des bâches transparentes, et derrière ces bâches, des comédiens qui semblent enfermés dans de petits espaces qui font penser à des cabanes de chantier ou à une roulotte assez sommaire. Un canapé clic-clac, des jouets d’enfants, des repas McDonald…
Ils se filment, et les images sont transmises en direct sur deux écrans situés au-dessus. Nous ne voyons jamais les personnages directement, seulement les images projetées sur les deux écrans contigus, filmées selon des angles différents par deux petites caméras qu'ils manipulent, mais on peut deviner leurs déplacements à travers le plastique laiteux et épais lorsqu'ils s’approchent des bâches, et peu à peu une impression d’enfermement et de claustration se confirme nettement pour évoquer ce fait divers découvert en Autriche, où un père incestueux a séquestré sa fille et leurs enfants nés en captivité dans une minuscule cave.
Conte d’Amour : une certaine ironie marque la pièce à travers ce titre faussement romantique, en même temps qu'une réflexion sur les liens familiaux et les sentiments qui se développent entre parents et rejetons, ou entre frères et soeurs, quel que soit parfois le contexte sordide ou le degré d’étouffement.
Notre voyeurisme à tous est fortement interrogé dans ces affaires qui éclatent un jour inopinément alors qu’elles étaient cachées aux regards et à la connaissance : nous voulons voir les visages de ces gens, le monstrueux père de famille autoritaire et les enfants qui ont vécu dans un réduit, de cette fille qui n’a connu de l’amour que l’inceste.
« Oscillant sans cesse entre distanciation et humanisation, Conte d’amour finit par fasciner, et c’est aussi affaire de rythme, à la fois lent et structuré par de nombreux micro-événements que la caméra permet de souligner. » Libération
« [...] avec Markus Ohrn, le magicien dose, pour ainsi dire, et le jeu, au bout du conte (car c'en est un, irrémédiablement noir), en vaut la chandelle. » L'Humanité
« Terrible, douloureux, ce spectacle très bien tenu soulève une foule de questions dérangeantes. » Hugues Le Tanneur, Les Inrockuptibles, 19 juillet 2012
« Conte d’Amour a divisé et divise encore du fait de sa forme intransigeante et de son propos coup de poing, la pièce de Markus Öhrn n’en demeure pas moins, n’ayons pas peur du mot, un véritable chef-d’œuvre tant elle remue et éprouve le spectateur durant plus de trois heures en le confrontant à cette monstruosité ambigüe que rien ne peut excuser.
Une véritable expérience de théâtre comme on a rarement l’occasion d’en vivre. » Alban Orsini, Culturopoing.com, février 2013
Comment est né ce projet de travailler ensemble ? Pourquoi avoir choisi Markus Öhrn pour mettre en scène les acteurs des compagnies Institutet et Nya Rampen ?
Rasmus Slätis et Elmer Bäck : Avec Jakob Öhrman, nous formions déjà un groupe, le collectif Nya Rampen. Quand nous étions encore étudiants, nous avons travaillé une première fois avec Institutet, en 2006, à Stockholm dans un spectacle qu’Anders Carlsson mettait en scène à l’école de théâtre suédoise. C’est à ce moment-là que nous avons fait la connaissance de Markus qui faisait les vidéos du spectacle.
Markus Öhrn : Par la suite, les acteurs de Nya Rampen et Institutet sont fréquemment venus jouer dans mes vidéos, en particulier Jakob. Puis en 2007, j’ai conçu à Malmö la scénographie et le dispositif vidéo de Best of Dallas, une collaboration des deux groupes, à nouveau dirigés par Anders. En 2009, les acteurs de Nya Rampen m’ont demandé de mettre en scène leur pièce suivante. C’est à ce moment-là qu’a surgi l’affaire Fritzl et c’est ainsi qu’est né Conte d’amour.
Pourquoi avoir fait de l’affaire Fritzl la matière première de votre travail ?
Markus Öhrn : Le sujet nous intéressait tous parce qu’il nous permettait de travailler sur la famille et plus particulièrement sur la structure patriarcale. Si la pièce s’appuie sur l’histoire de cet Autrichien, elle ne cherche pas à représenter les personnes réelles. Tout le monde décrit Fritzl comme un monstre, un être fondamentalement différent de nous. Mais le mot «monstre », du latin monstrare, désigne une chose qui révèle quelque chose. Pour nous, Fritzl est une figure révélatrice de notre société capitaliste, qui peut donc nous dire quelque chose sur nous-mêmes. Il faudrait arriver à imaginer que la cave de Fritzl est le fondement de notre société, la cave d’un homme qui possédait cinq appartements, qui était un bon homme d’affaire, qui payait ses factures, un « homme respectable », en somme. Je voudrais que le spectateur se sente à la fois coupable et troublé en sortant de la salle. Je voudrais que le fait de regarder ce qui se passe sur scène devienne une expérience intime, personnelle. En général, nous sommes programmés pour penser que l’amour est « bon ». Mais tous les jours, on peut lire des histoires de maris qui frappent leurs épouses. L’amour crée donc beaucoup de violence. C’est ce qui se passe avec le cas Fritzl : nous faisons le postulat qu’il a poussé si loin l’idéologie de l’amour romantique, qu’il lui fallait alors cacher, enfouir cette passion dans la cave.
Pourquoi avoir voulu faire de Fritzl une figure grotesque, s’identifiant, dans la seconde partie de votre spectacle à un « médecin sans frontières », en mission en Afrique ?
Markus Öhrn : Fritzl, comme nous tous, veut représenter quelque chose aux yeux des autres, avoir du sens. Se vouloir tout puissant est une pulsion très simple et très humaine. Nous avons juste imaginé qu’une des fantaisies de Fritzl pouvait être de jouer à devenir une sorte de «médecin sans frontières » dans cette cave, et de faire de ses prisonniers des petits « Africains » qui ne survivent que grâce à lui. Dans cette dernière partie, Fritzl devient une sorte d’Urvater freudien, un « père originaire », il dispose de tous les droits qu’il peut exercer sur chacun. C’est une façon de mettre à jour le caractère parfois infantile et pathétique du patriarcat.
La mascarade, les jeux outrés sont-ils pour vous le meilleur moyen de faire apparaître la réalité ?
Markus Öhrn : Pour moi, il n’existe pas de moment d’authenticité naturaliste au théâtre : je ne vois que des représentations. Avec Conte d’amour, nous nous sommes rendu compte que c’est seulement à travers ces jeux infantiles que nous pouvions atteindre la face pathétique du pouvoir patriarcal. Plus on est artificiel, outré, farcesque, plus on se rapproche de ce caractère réellement malveillant du pouvoir. Dans cette pièce, il ne s’agit pas d’être comique en permanence – nous entrons parfois dans des zones obscures, dérangeantes – mais l’idiotie, les blagues les plus simples sont des clefs pour parler de ce qui se passe en Autriche avec le cas Fritzl. Je ne veux pas particulièrement être drôle, mais le rire est un moyen de s’ouvrir, d’être réceptif à des choses ambiguës, tordues. Une blague stupide – par exemple quand un petit garçon blanc tire sur le nez d’un masque de noir – permet de mettre le doigt sur des dénis de notre société. C’est un postulat freudien basique.
Anders Carlsson : Nous travaillons sur plusieurs types de registres, du réaliste au farcesque en passant par des moments d’émotion. C’est ce flottement qui nous intéresse. Moi-même, je ne sais jamais tout à fait si ce qui se joue est privé ou au contraire absolument théâtral. Nous nous tenons dans un espace ambivalent, entre une artificialité évidente et un registre d’émotions.
Comment définiriez-vous les apports de ce langage commun, qui mêle théâtre et vidéo ?
Markus Öhrn : C’est très différent de regarder simplement une vidéo, que de percevoir que c’est quelque chose qui se passe simultanément en direct sous vos yeux. Dans Conte d’amour, vous réalisez vite que les images projetées sur les écrans sont en train d’avoir lieu ici et maintenant, derrière la bâche plastique qui dissimule les acteurs. Vous pouvez voir le père entrer et sortir de la cellule et voir en même temps ce qui se passe dans la cellule. Lorsqu’à la fin, les acteurs nous apparaissent enfin en direct, une tension apparaît, une situation émotionnelle très forte se crée. Je remarque aussi que mon travail vidéographique devient plus puissant en live car je ne peux pas couper. Nous avons trouvé un langage qui combine ces deux états, de présence directe et médiatisée.
Elmer Bäck : Pour nous, acteurs, il est précieux de savoir que nous ne sommes pas en rapport direct avec les spectateurs, que la caméra est toujours là. Elle vient capter les choses, nous pouvons nous détendre. Nous n’avons pas besoin de remplir tout le temps le plateau.
Jakob Öhrman : Bien sûr, nous avons une idée de ce que la caméra est en train de filmer, mais, d’une certaine façon, on ne le sait pas non plus exactement. On peut se concentrer beaucoup plus sur nous-mêmes, tandis que la caméra fait son travail : c’est elle qui raconte l’histoire.
Rasmus Slätis : La présence de la caméra de Markus affecte aussi la façon dont nous sommes ensemble, nous jouons beaucoup plus entre nous que pour le public. C’est ce qui change beaucoup par rapport à un plateau traditionnel.
Quel rapport au spectateur souhaitez-vous créer, en mêlant ainsi théâtre et vidéo ?
Markus Öhrn : Dans notre dispositif, les spectateurs se sentent, d’une certaine façon, en sécurité. À bonne distance de la scène, ils peuvent se laisser tranquillement absorber par ce paysage visuel et sonore, et soudain ils comprennent que ça se passe en direct. C’est ce que nous tentons de produire avec cette pièce : des fissures dans la réalité. Cette bascule crée une sorte de culpabilité, celle d’être voyeur. Avec la vidéo, il est plus facile de créer ce genre d’état, alors que lorsque les spectateurs sont en rapport direct avec la scène, ils ne se sentent jamais en sécurité, jamais protégés. D’une certaine façon, la situation s’insinue sous la peau des spectateurs, produisant un état que nous connaissons surtout au cinéma. Alors nous pouvons commencer à produire quelque chose d’unheimlich, une inquiétante familiarité, au sens freudien du terme. On ne sait pas très bien ce que c’est, mais on ressent un certain malaise.
Y a-t-il donc une durée spécifique au théâtre ?
Markus Öhrn : Le travail sur la durée est l’une des choses les plus excitantes que m’offre le théâtre. Devant une installation vidéo dans un musée, les gens vont et viennent, je ne peux pas contrôler le temps de leur présence. Le théâtre me permet au contraire de produire une temporalité particulière. Je peux maintenir le spectateur dans une zone dans laquelle il commence à être perméable à des choses plus obscures, le guider dans des zones troubles, et lui faire découvrir que ces choses recèlent aussi beaucoup de plaisir, de désir. Je n’ai donc pas peur de l’ennui des spectateurs. Un des points cruciaux de Conte d’amour, était de construire l’atmosphère. Il se passe toujours beaucoup de choses simultanément sur le plateau, des images, du son, des actions, différents mouvements de caméra. Tous ces éléments combinés créent une atmosphère plutôt méditative, qui vous saisit. La temporalité que nous produisons crée une bulle dans laquelle il est très facile de s’abandonner : elle a sa propre séduction. Plutôt qu’une histoire avec ses personnages et son développement, cette pièce est plus une situation, un état, qui n’a pas de résolution, pas d’issue.
Comment avez-vous travaillé ensemble, avec les caméras et avec les acteurs ?
Rasmus Slätis : Nous travaillons à partir de longues séances d’improvisation. C’est un travail très collectif, ouvert aux suggestions de chacun. Parfois, le thème d’une improvisation vient du texte, d’autres fois, Markus veut essayer quelque chose de précis. Nous pouvons aussi partir d’un détail infime qui conduit notre investigation.
Anders Carlsson : Nous avons composé un script à partir de ces séquences d’improvisation. Ce matériel textuel s’est considérablement réduit au cours du travail, si bien que chaque mot restant revêt une signification bien particulière. Cet amenuisement du texte est aussi lié à la volonté de ne pas mettre le discours en avant, pour ne pas y enfermer l’interprétation. Il est pour nous très important que chacun puisse activer, reconstruire un discours, qui diffère alors du nôtre. Autrement les raisons pour lesquelles nous nous intéressons au cas Fritzl peuvent devenir trop évidentes. C’est le défi de Conte d’amour.
Markus Öhrn : Je travaille sur ce projet avec deux caméras : l’une fonctionne comme une caméra de surveillance, tandis que l’autre est manipulée en direct par les acteurs. Mon travail de mise en scène consiste en grande partie à diriger toutes les images que les acteurs filment pendant le spectacle. La part la plus délicate du travail est d’abord de trouver les situations et, ensuite, de trouver les angles, les points de vue pour les saisir. Nous pouvons trouver les situations en une journée, mais avoir besoin de cinq jours pour intégrer la caméra comme un élément naturel du jeu. Les acteurs ont dû apprendre à jouer avec, à en saisir le tempo. Maintenant que nous avons trouvé un langage commun, qu’ils sont familiers avec le fait de jouer en tenant la caméra au poing, ils peuvent parfois disposer de plus de liberté. Mais la partition du film reste tout de même très écrite. En fait, pendant les répétitions, le travail est beaucoup plus proche de l’élaboration d’un film que d’un spectacle de théâtre. Je ne dirige pas les acteurs personnellement, je les guide à travers la caméra, à travers les images. C’est un travail plus chorégraphique.
Elmer Bäck : Une fois que nous avons trouvé le ton, l’atmosphère, une fois que nous les tenons, alors, d’une certaine façon, plus rien de ce qui arrive ne peut être faux. Il n’y a plus tous ces problèmes de faire bien ou mal, la peur de se tromper. On est, en tant qu’acteur, libéré de cette pression. Souvent, Markus donne un cadre pour la scène, et nous commençons à improviser pendant, je ne sais pas, quarante minutes. Il garde ensuite les meilleurs moments, ceux qui lui semblent intéressants, et puis nous travaillons à partir de ça.
Markus Öhrn : Je reste derrière la caméra et je donne des indications en direct, parfois très précises : « Elmer, prends ce verre » ou «mets ce masque ». C’est comme diriger un film. Je donne aux acteurs une situation et ils commencent automatiquement à l’investir.
Elmer Bäck : C’est aussi ce qu’il y a de très beau à travailler avec Markus. Beaucoup de metteurs en scène veulent infléchir les pensées, les mouvements des comédiens, entrer dans la psychologie de chaque chose. Les cadres que nous donne Markus nous procurent, à l’inverse, une certaine liberté. Mon travail personnel consiste dès lors à les investir, sans avoir besoin de ces discussions sur ce que je dois penser, ce que je dois jouer.
Pourquoi avoir voulu intégrer le compositeur Andreas Catjar, qui joue sa musique en direct pendant le spectacle ?
Markus Öhrn : Sur ce projet, nous nous sommes dits qu’il était fondamental d’utiliser des chansons d’amour que nous connaissons tous parce qu’elles nous parlent toutes de la même chose, de l’amour romantique. Elles ont une fonction très importante. Quand elles apparaissent dans cette cellule terrifiante qu’est la cave de Friztl, elles ouvrent des portes dans les univers affectifs des spectateurs. Elles activent chez chacun des souvenirs, des émotions, des sensations personnelles. Ces chansons ont donc un pouvoir immense puisqu’elles nous sont familières.
Définiriez-vous le champ dans lequel vous travaillez comme appartenant encore à celui du théâtre ?
Markus Öhrn : En Suède, beaucoup de critiques interprètent notre travail comme une provocation contre le théâtre. Mais si vous regardez Conte d’amour, vous retrouvez tous les ingrédients du théâtre, le regard du spectateur face à la perspective centrale, un début et une fin, des acteurs, de la musique, de la lumière. Nous aimons cette concentration que peut créer la scène. Nous prenons l’espace du théâtre au sérieux. Nous n’essayons pas de le remettre en question.
Anders Carlsson : Le théâtre contemporain tend à se défaire des personnages ou de l’histoire. Très souvent, je trouve que l’expérience produite est triste pour tout le monde. Les performeurs n’ont plus rien avec quoi travailler et les spectateurs ne perçoivent plus d’histoire, ne sont plus en contact avec des présences ou des personnages, avec cet exercice d’équilibre du jeu. Bien sûr que cette mise en question du théâtre est un travail important à faire, il y a beaucoup de choses intéressantes qui sont créées dans ce domaine, mais j’apprécie que l’on fasse un pas en avant et en même temps en arrière, étrangement, pour, peut-être, redécouvrir la théâtralité du théâtre…
Propos recueillis par Sarah Chaumette Festival d’Avignon 2012
41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers
Voiture : Porte de Clichy, direction Clichy-centre. Tout de suite à gauche après le Pont de Clichy, direction Asnières-centre.
A 86 Sortie Paris Porte Pouchet. Au premier feu tourner à droite, avenue des Grésillons.