Pendant plus de trente ans, Hunter, anatomiste, suit et fait suivre O’Well, l’homme tranquille, dont l’immense silhouette le fascine. Comment, en ce géant, s’articulent chair et os ? A-t-il une âme, est-elle semblable à celle des autres ? Mais le grand bossu tarde à mourir… Quand enfin on allonge la dépouille d’O’Well sur la table de dissection, le corps ne révèle rien, sinon l’aveuglement et la cruauté du scientifique qui prétend comprendre l’être humain en le désarticulant comme un pantin. L’illusion fait place à la mélancolie et ouvre sur la folie : quel noyau d’inconnu le désir de savoir cherche-t-il à conjurer ?
Dans ce texte récent, Stéphanie Marchais met en jeu une galerie de personnages odieux ou attachants : science et démence infiltrent le monde, mais le mystère demeure de ce qui fait un homme : « Ce n’est pas ainsi, Monsieur, que l’on approche le secret d’une vie ! » déclare, post-mortem et avec humour, notre géant, figure de l’étranger, dont la singularité révèle ou suscite tant de bêtise et de cruauté : « En représentant la pitié et la frayeur, précise Aristote, l’événement pathétique réalise une épuration de ces émotions. »
C’est un monde en clair-obscur, comme si tout se passait dans une nuit sans limite, un monde d’ombres augmentées, celui de la « peur délicieuse » dont le cinéma expressionniste donnerait le climat.
C’est un monde d’observation scientifique, avec ses changements d’échelle, sa lumière crue, son regard froid ; un monde aux frontières poreuses entre vie et mort, passé et présent, organique et technologique ; un monde où le mort saisit le vif et le vif l’inerte… C’est un monde où voisinent science et folie et qui laisse affleurer le mystère, source de trouble et d’émoi.
Je souhaite traduire scéniquement l’imaginaire que cette fable porte. Chaque personnage a sa démesure, intérieure ou extérieure, physique ou mentale.
L’étrangeté des situations est abordée avec simplicité, voire naturel : la jeune fille morte jouit d’une belle santé et sa partition, poétique, la porte spontanément au chant… La quête d’Hunter, pour folle qu’elle soit, est sincère et crédible ; O’Well, le lunaire, s’adresse avec la même conviction à son voisin qu’à sa fille décédée : le décalage et le trouble naissent non pas de l’interprétation mais de la juxtaposition des séquences, et des procédés que nous empruntons au cinéma : plan large pour les actions simultanées et parallèles, plan serré focalisant sur un détail…
Pour interpréter le personnage de la femme rousse, il est fait appel à un robot humanoïde utilisé par l’institut Ilumens dans le cadre de la formation des médecins : il pleure, saigne, frémit… et permet ainsi de réagir à des situations d’urgence. Ces tableaux froids en noir et blanc contrastent avec l’humour propre à chaque personnage : désabusé chez O’Well, méprisant chez Hunter, sarcastique chez Mac Moose, cru chez la jeune fille de dix ans, spontané chez Molly…
Le géant représente l’étranger. Ce plaidoyer en faveur de la différence me semble plus que jamais relever d’un combat d’actualité, et je souhaite interroger, par petites touches, la question de l’identité, du rapport à l’autre, de l’acceptation ou du rejet de la différence.
Thibault Rossigneux
Entre ces personnages pétris de contradictions, et de ce fait très vrais, le texte de Stéphanie Marchais crée des rapports singuliers et souvent improbables. Le fantastique permet de ne pas verser dans une quotidienneté insupportable. Car il procure à la fois une étrangeté et un humour auquel il est difficile de ne pas être sensible. O’Well offre un pull à sa fillette qui n’est plus là, pour la protéger des courants d’air ; la morte dialogue avec le vif et, quand il n’est pas là, monologue dans sa tombe sur les copulations ambiantes ; l’assassin prend les mesures de sa victime à la sortie de la messe, pour mieux la dépecer ; Molly, la fille de Hunter, déchiffre innocemment le traité de dissection de son père tandis que celui-ci prémédite la suppression d’O’Well…
Toutes ces actions se déroulent dans un climat de bonhomie souriante, comme si de rien n’était. Et c’est dans ce contraste que se trouve la force de ce texte. Au-delà de l’histoire qu’il met en jeu, il propose une véritable et profonde méditation sur les rapports indéfectibles de la vie et de la mort. Il parle aussi de l’altérité et de l’étrangeté irréductible que présente la figure d’autrui pour chacun de nous, source de toutes les pulsions criminelles et racistes. Il invite enfin à un voyage intérieur pour comprendre la difficulté d’être qu’éprouve n’importe quel individu dans un monde sans foi ni loi ; et pour tenter de découvrir le secret de notre présence humaine ici-bas.
Michel Pruner
Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
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