C'est en se promenant aux alentours de la Comédie Française, merveille d'élégance historique aux portes des jardins du Palais Royal, que Matthias Langhoff se souvint des Chants de Maldoror, première œuvre connue d'Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont.
Immense cri de révolte, monologue d'un poète de l'égarement. Dérive hallucinée au long des mystères de Paris, de ses rues, ses secrets, ses monuments, son histoire, dont l'écriture extravagante, l'humour glacé ont envoûté les surréalistes. C'est, écrivait André Breton, "l'explosion volcanique de nappes souterraines incandescentes". Rien d'étonnant à ce que Matthias Langhoff, grand observateur des mondes ravagés et des êtres saccagés par les chaos de l'Histoire, se sente frère de cet homme, comme lui né en exil. Mais pour quelles raisons se sentir happé par le désordre, dans un paysage aussi harmonieux, devant un théâtre symbolisant la pérennité souveraine de la culture française ?
Parce que là, chaque soir, sous les arcades centenaires, contre les grilles des jardins paisibles, comme d'ailleurs dans tout endroit quelque peu abrité de Paris, se réfugient des SDF. Et que le contraste est brûlant entre magnificences du passé et réalité présente. L'Histoire ne nous lâche jamais, ici comme ailleurs.
Matthias Langhoff se souvient d'une conférence donnée dans un musée de Berlin, où est projeté en continu le film de la capitulation allemande, l'arrivée d'Eisenhower avec les Alliés, à la table où ils se sont assis face aux généraux vaincus. Et ainsi, en boucle, pendant tout le temps où il a parlé de théâtre, l'a poursuivi - et le poursuit encore - cet instant de défaite, mais qui a permis à ses parents - un père communiste, une mère juive - réfugiés à Zurich, de revenir dans leur ville.
Isidore Ducasse, lui, est né à Montevideo. Arrivé à Paris, il a habité non loin de la Comédie Française, rue Notre-Dame-des-Victoires, puis rue Vivienne. Il est mort à vingt-quatre ans rue du Faubourg-Montmartre, presque anonymement, sans que l'on sache pourquoi, ni que l'on s'en inquiète. Il a rôdé à la découverte de la ville, de ses splendeurs et misères. Sa propre souffrance s'est nourrie de ce monde dont il recevait en lui les violences et folies qui courent au long de son œuvre. "Je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté."
Avec une caméra, Matthias Langhoff est parti sur ses traces, a filmé les rues d'aujourd'hui, s'est laissé guider par les traces des blessures de l'Histoire -l'Histoire, toujours- par les mots et délire du poète qui disent sa "guerre frénétique contre Dieu et l'Homme".
Alors, cette ville de rêve noir, paysage en perpétuelle métamorphose, soudain familier, soudain cauchemardesque, défile sur un écran derrière lequel vivent, étonnamment charnels, un homme et une femme, couple en attente d'amour, et qui se détruit. L'un par l'autre et chacun pour soi. Plus une créature aux ailes blanches qui les regarde et commente, et parfois les guide. Ils vont ils viennent dans un décor, ou plutôt un tableau d'une étrange beauté, somptueusement bricolé. On retrouve quelque chose du bric-à-brac déglingué où la Merteuil et le Valmont revus par Heiner Müller pour Quartett (...) derniers survivants sur terre, tentaient de se reconnaître, de retrouver leurs racines, d'aimer une fois encore. La dernière.
Comme eux, jusqu'au bout de ses forces et de ses rêves, de sa brève existence et de sa souffrance, jusqu'au bout de son génie Isidore Ducasse a lutté contre la résignation, contre la mort.
"J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai défendu au suicide de guérir la cicatrice." Matthias Langhoff l'a entendu.
Colette Godard
Brochure de saison 2008/2009 du Théâtre de la Ville
32, rue des Cordes 14000 Caen