Spectacle en espagnol surtitré en français
Figures délabrées de Don Juan
Entretien
Dans son atelier du quartier Palermo Viejo de Buenos Aires, le metteur en scène Ricardo Bartis parcourt le champ miné de la sexualité, de ses impuissances et de ses dérives. Il saisit les différentes figures du mythe de Don Juan pour mettre à mal les conventions de la représentation d'un monde social et de son code moral. Les quatre acteurs de Ricardo Bartís improvisent, interrogent les symboles de la puissance sexuelle et du personnage théâtral, associant leurs recherches aux oeuvres fondatrices et à divers essais. Impotent, dans sa robe de chambre élimée, Don Juan sévit encore. Il semble ici un acariâtre Roi Lear au royaume effondré, face à trois femmes d'âges différents. Dans un intérieur rougeoyant, tendance destroy, tous coiffent des postiches délavés, enlacent des tentures de velours cramoisi. Enfermés dans une bâtisse ruinée, ils reproduisent les scènes quotidiennes de leurs affrontements lamentables, s'opposent parfois jusqu'au ridicule dans leur huis-clos ordinaire.
Ricardo Bartís précise : "De vieux rideaux, des perruques usées, de vieux trucs auxquels le jeu fait appel pour se défendre de cet univers inaccessible qu'est le texte. Une lutte atroce et sans pitié où les corps sont soumis au mot écrit, où cette expérience volatile de pure occasion qu'est le "théâtral" reste figée dans l'éternité de l'écriture."
Figure de proue du théâtre indépendant depuis le milieu des années 80, Ricardo Bartís, avec Donde más duele - Là où ça fait le plus mal, offre son regard singulier sur les légendes de Don Juan, et sur la variété de textes qui l'ont peu à peu vidé de son sens et de son sang. "Il n'y aura donc pas de récit, dit encore Ricardo Bartís. Il n'y aura pas de "pièce", cette naïve aspiration de totalité, ce concept "sphérique". Seulement des restes, des délires, des phrases mal apprises, des gestes vides regardés avec compassion et humour."
Pierre Notte
Pourquoi avez vous choisi de travailler sur le mythe de Don juan, et comment l’abordez-vous ?
Ricardo Bartís. Comment parler des mythes dans une époque où il n’y en a plus ? Comment dans une époque dévaluée où le mythe réduit, vidé, ressemble à la grimace parodique de la déroute ? Comment parler du mythe de Don Juan, et de la diversité de textes qui l’ont peu à peu vidé de sa substance ? Comment prendre le « récit » dans une époque discontinue et éclatée ? Comment accepter que le théâtre actuel soit orphelin de textes ? L’homme est-il obligé d’être parlé par le récit ?
Le théâtre peut-il échapper à ce qu’il a derrière lui ? N’est ce pas une fuite qui essaie d’attraper l’instant (celui que le temps et l’espace dispersent ?), et qui produit « l’événement » ?
La sexualité est-elle le champ de bataille, avec ses versions et ses délires ?
L’Etat, fiction dominante, punit à travers la figure du Commandeur l’audace qu’a Don Juan de rompre l’ordre établi. Condamnation morale, condamnation sociale du désir.
Y aura-t-il dans votre proposition une quelconque forme de narration ?
Là Où ça fait le plus mal, dans le centre irrationnel, presque animal, fonctionne comme un récit simple : trois femmes et un homme âgé et malade, enfermés dans une antique bâtisse de Buenos Aires, rejouent un vieux théâtre familial en répétant les scènes de Don Juan. Ils essaient désespérément de se créer un territoire qui leur soit propre. Ils croient que peut-être ces répétitions cachent un écho plus profond.
Comme toujours, le récit est une excuse pour déployer des intensités, des rythmes, des accélérations. Une poétique du détachement. L’expression de mon regard sur le mythe de Don Juan.
Il n’y aura pas de « pièce de théâtre », cette naïve aspiration à une œuvre totale, ce concept « sphérique ». Seulement des restes, des délires, des phrases mal apprises, des gestes vides regardés avec humour et compassion.
De ce mythe de Don Juan il ne reste que quelques guenilles, des versions de versions, mal tournées, alambiquées. Mais il faudra de toute façon faire « LA » scène, celle qui justifie, qui purifie, qui, comme un vieux rituel, convoque les fantômes.
Votre théâtre deviendra alors le lieu d’un cérémonial, et non plus la représentation d’une fiction…
Seule la mort pose la différence entre fiction et réalité.
Il y a cependant un texte dont s’emparent vos interprètes…
De vieux rideaux, des perruques usées, de vieux trucs auxquels le jeu appelle pour se défendre de cet univers inaccessible qu’est le texte. Une lutte atroce et sans pitié où les corps sont soumis à l’écrit, où cette expérience volatile de pure occasion qu’est l’acte théâtral reste figée dans l’éternité de l’écriture.
Entretien réalisé par Pierre Notte
Traduction, Fabiana Piacenza
1, Place du Trocadéro 75016 Paris