Le Royaume caverneux du Moi
Un joyau de violence brute
La dissolution du concept d’individu
Hofmannsthal a travaillé à partir de la pièce de Sophocle, qui s’achève de façon brutale sans qu’on ait eu le temps de réagir au matricide et laisse le spectateur en suspens. Sophocle n’insiste pas sur le rétablissement de l’ordre de la Cité (1). Certains commentateurs ont jugé sa pièce anti-politique et anti-civique, car Sophocle met l’accent sur le refus de la filiation maternelle, le refus de l’oubli et de toute possibilité de réconciliation, le deuil permanent et paralysant d’une femme, trois aspects qui intéressaient Hofmannsthal au plus au point. Hofmannsthal dépolitise peut-être encore davantage l’histoire d’Électre ne faisant aucune allusion au sacrifice d’Iphigénie pour justifier le meurtre d’Agamemnon. Il détache Électre presque complètement de tout contexte historique et social pour présenter "le royaume caverneux du Moi". Ainsi il entend rompre avec la tradition classique de l’humanisation de l’antiquité qui voyait dans l’art grec l’incarnation d’un modèle harmonieux d’humanité, d’un idéal d’équilibre entre la beauté physique du corps et la beauté éthique de l’esprit.
Hofmannsthal imagine une antiquité plus archaïque (2), il orientalise le cadre mycénien. On reconnaît l’influence de Nietzsche et d’autres penseurs du cercle de Bâle, selon lesquels tout l’hellénisme classique aurait consisté en une mise en ordre du "chaos oriental". Hofmannsthal s’appuie sur la notion d’"extase dionysiaque" définie par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie (1871). Il puise aussi dans la littérature psychiatrique et psychanalytique, en particulier les Études sur l’hystérie de Joseph Breuer et Sigmund Freud (1895). Entre "l’extase dionysiaque" et "l’état hystérique", le point commun est la paralysie de l’action, thème central d’Électre.
Hofmannsthal se sert-il de la féminité comme d’une métaphore (3) pour exprimer le problème plus général de la contradiction entre pensée et action, entre esprit et corps et leur division ? Dans une note à propos de son héroïne, il écrit : "Chez Électre, la personnalité a disparu pour se sauver. Elle est le père (celui-ci n’existe qu’en elle), elle est la mère (plus que celle-ci ne l’est elle-même), elle est toute la maisonnée - et elle ne se trouve pas." Cette problématique du Moi perdu ou figé, incapable d’agir est peut-être le reflet des "contradictions paralysantes" de l’ancienne Autriche, cet empire figé hors du temps présent, tel que R. Musil le décrit dans L’Homme sans qualités.
Isabelle Ruiz,
Extrait d’une communication orale donnée le mercredi 14 décembre 2005 à l’Université Rennes 2, à l’occasion de la rencontre publique intitulée : "Médée, Électre - femmes et mythes à la scène".
(1) L’Électre que Hugo von Hofmannsthal conçoit à l’aube du XXe siècle et qui servira ensuite de matériau premier à la collaboration avec Richard Strauss, est un joyau de violence brute, noire et sans aucun doute l’une des réécritures les plus toniques et décapantes des mythes anciens...
(2)... Il écrit dans la foulée de sa découverte de Sigmund Freud et de ses textes qui révolutionnent alors le regard porté sur l’être et ses démons. Hofmannsthal tranche dans le vif et se concentre sur un trio exclusivement féminin. Clytemnestre, morte-vivante, encadrée par deux pulsions contraires : sa fille cadette Chrysothémis qui pousse au paroxysme la pulsion de vie et le désir de lumière, et Électre, la sœur aînée qui travaille à entraîner vers l’ombre et les ténèbres tout ce qui reste de sa lignée, et dont la pulsion de mort vise au désir de disparition et à l’anéantissement...
(3) ... Les hommes apparaissent comme au détour de la pièce et quasiment en bout de course. Ils ne sont placés là que pour témoigner du fait qu’ils brillent par leur terrible absence : le père mort, le frère évaporé et Égisthe transparent, pantin sans chair...
Stanislas Nordey
Mes pièces antiques ont toutes les trois à voir avec la dissolution du concept d’individu. Dans l’Electre, l’individu est décomposé de façon empirique, dans la mesure où c’est justement le contenu de sa vie qui explose à l’intérieur… Electre n’est plus Electre parce qu’elle s’est précisément vouée tout entière à ne plus être Electre.
Hugo von Hofmannsthal
Extrait de Aufzeichnungen aus dem Nachlass (17 juillet 1904), préface de P.-F. Huré à Électre, Éditions bilingue Garnier Flammarion, Paris, 2002
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