« Lorsque je peins un hurlement, c’est un cri que je voudrais entendre »
Variations autour de Francis Bacon
Le syndrome du nid vide
Entretien avec Lukas Hemleb
Pierre Charras a écrit Figure d'après son livre Francis Bacon, le ring de la douleur (Éditions Ramsay-Archimbaud, 1996) et les entretiens que le peintre Francis Bacon (1909-1992) eut avec Michel Archimbaud.
Il s'agit, en quelque sorte, d'un autoportrait du peintre avec l'aide d'autrui. Ses angoisses, ses réflexions, son enthousiasme désespéré, ses fascinations, sa quête enfin, composent sa figure par touches diversement colorées.
Le texte de Pierre Charras, qui constitue une suite de variations extrêmement libres et imaginatives autour de la personne de Francis Bacon - on peut dire qu'il se l'est purement et simplement appropriée - nous porte au cœur des hantises émanant de ses tableaux.
Pour moi, cette exploration au plus intime de l'univers d'un artiste d'une importance capitale, dont Michel Leiris, notamment, loua « la vérité criante », ne pouvait être menée que par le comédien Denis Lavant, qui est un grand lecteur et qui écrit lui-même. Ses recherches, sa curiosité toujours en éveil, font de lui un interprète en perpétuelle interrogation sur la partition qu'il est en train de jouer, tel un artisan qui, pour fabriquer ses objets, élabore en même temps les nouveaux outils nécessaires à leur fabrication.
Avec Figure, j'éprouve le besoin de revenir à une forme résolument expérimentale. Plus que d'une scénographie au sens habituel, on pourra parler d'une installation picturale et sonore, apte à questionner l'entière immersion dans l'art d'un homme toujours près de la blessure, de la catastrophe et néanmoins doté d'un humour impayable.
Bacon, aux couleurs et aux formes si vivaces, n'a-t-il pas mené sans relâche son art, et sa vie, au bord du gouffre ?
Lukas Hemleb
(Propos recueillis par Jean-Pierre Léonardini.
Livret programme 2003-2004 du Théâtre Gérard Philipe, juin 2003)
On dit souvent qu’au théâtre, un bon auteur est un auteur mort. De là à ce que l’auteur, lui, l’auteur vivant à Paris pendant que sa pièce se répète à Lausanne, ait envie d’être mort…Pour qu’on le trouve bon ? Qui sait ? L’écrivain, toujours à l’affût de lui-même, serait bien capable de pousser l’orgueil jusque-là.
En fait, il sait qu’il ne peut plus rien. Le jour de la première représentation, il ira s’asseoir dans le bruissement du public, revêtu de ce tricot qui tient froid, subtil maillage d’impatience et d’inquiétude, le trac. Mais en attendant, que faire ?
Voleter en tous sens comme une maman oiseau qui revient au nid, le bec débordant de vermisseaux, et qui le découvre vide ? Pleurer sans raison, le soir, comme une maman humaine dont l’enfant est parti ailleurs voler de ses propres ailes, justement, au milieu de ses semblables ? Car un texte de théâtre qu’on joue est un adolescent qui a eu la chance de faire des rencontres. Il est rentré dans un groupe, une bande. Il va pouvoir enfin vivre sa vie telle qu’il l’a imaginée. Il peut fermer les yeux, ravi, et savourer ce plaisir d’exister. Et même s’il se retrouve, lorsqu’il les rouvrira, face au peloton d’exécution de l’insuccès, il aura vécu. Mais un texte qu’on ne joue pas, c’est rien. Que du silence. Le livret d’un opéra sans musique.
Alors, à Paris, tandis que l’essentiel se passe à Lausanne, l’auteur tue le temps, à défaut de se tuer lui-même. Il aimerait savoir prier. Il essaie de se remémorer ce qui l’a conduit devant ce gué.
D’abord, il a eu Francis Bacon. Cette peinture qui ne s’adresse pas aux yeux, pas à l’entendement. Cette peinture qui vous empoigne les nerfs. « Vous devriez écrire quelque chose », a dit Michel Archimbaud. « D’accord ». Mais quoi ? Il a fallu regarder. Regarder longtemps, avant que ne remontent les douleurs. Ensuite, il ne restait qu’à inventer un personnage pour qu’il les éprouve. Une mère porteuse, si on veut. Il y a donc eu une fiction narrative.
« Tu devrais aller plus loin » a dit Michel Archimbaud en évoquant un spectacle. Pas un ordre, non. Pas même une commande. Juste une suggestion. Un désir. Une envie. Irrésistible.
Mais puisque quelqu’un allait parler, ne valait-il pas mieux que ce fût le peintre ? Et justement, Bacon avait parlé, de peinture et de tout, peu de temps avant sa mort. Et avec Michel Archimbaud ! Ne pouvait-on pas mêler les deux paroles ? Facile. Il suffisait de tout changer. Au théâtre, il y a le corps. Au fond, il n’y a même que ça. On peut comparer les grands acteurs à des voitures de course, puissantes et fragiles. Mystérieuses. Ils sont sur des podiums pour qu’on les voie bien. Comme sont aussi les figures dans les tableaux de Bacon. Et le texte, c’est le bruit de la machine. Régulier, obsédant, réconfortant, inquiétant. Surprenant. Mais il ne doit surtout pas avoir l’air de sortir d’ailleurs. Il faut qu’il jaillisse du moteur. Du comédien. Du corps du comédien. On me dit que pour incarner ce dialogue à une voix, il y aura deux corps. Tant mieux. Pourvu qu’ils s’accordent, qu’ils s’opposent, qu’ils s’expliquent, qu’ils s’aiment, qu’on les aime, qu’on perçoive leur souffrance, que leur exaltation nous bouscule, nous anéantisse. Puisque le rôle de l’art, c’est de nous abolir pour nous faire renaître en lui, avant de nous rendre à nous-mêmes un peu meilleurs, un peu plus debouts.
Voilà, je suis rassuré. Je n’irai pas juste écouter mon texte, le soir de la première, j’irai m’asseoir devant un spectacle auquel plusieurs personnes auront apporté tout ce dont elles auront pu charger leurs épaules. Je ne serai plus seul, enfin. N’est-ce pas aussi cela, le théâtre, un lieu où l’on se rencontre, où l’on frotte sa vie à celle des autres, où l’on se raconte qu’on ne sera plus seul, jamais. Et où l’on est si près d’y croire…
Et, au milieu des autres, j’éprouverai peut-être cette allégresse de charpentier, de maçon. Et je regarderai sereinement s’élever…Quoi ?…Une vraie maison en pierre ? Une caravane en bois ? Ou même un abri en paille ?
Pierre Charras
In « Journal de Vidy-Lausanne ». Septembre 2003
Établissez-vous un lien particulier entre l’univers que vous abordez aujourd’hui et ceux que vous avez explorés récemment à travers les pièces de Gregory
Common, de Copi, ou de Georges Feydeau ?
Le lien se situe dans l’image ; ce texte est lié à l’univers pictural et intime de Francis Bacon. S’il faut établir un lien avec d’autres auteurs que j’ai mis en scène jusqu’à présent, il se trouve du côté des auteurs russes du mouvement
Obériou, dont j’ai réalisé un montage de textes sous le titre Voyages dans le
chaos, il y a quelques années. Denis Lavant jouait dans ce spectacle qui se présentait comme un parcours dans les écritures de cinq poètes de Saint-Pétersbourg.
La quête personnelle de ces poètes tisse un lien puissant, me semble-t-il, avec le texte de Pierre Charras. Ce monologue, et toute la matière qu’il interroge, qu’il déploie et agite, crée un lien singulier avec la recherche poétique d’artistes des années 20. Il n’y a pas forcément une autre cohérence qui unirait l’ensemble de ces univers.
J’ai dernièrement mis en scène les œuvres de Copi et de Feydeau à la Comédie-Française, des textes de théâtre. Mais j’ai abordé par le passé des formes théâtrales plus ouvertes en adaptant des textes qui ne sont pas à l’origine destinés à la scène. Comme par exemple l’an dernier, dans Od ombra od omo, où j’ai travaillé sur des extraits de La Divine Comédie de Dante, en ajoutant des textes divers d’auteurs contemporains à son sujet. Je ne me suis pas jusqu’ici cantonné à un seul genre… J’ai abordé des formes bien différentes du théâtre. J’aime les textes dans lesquels vibre le désarroi du présent et j’aime tout ce qui peut amener les comédiens vers de nouveaux horizons.
Votre univers théâtral trouve également sa cohésion dans la liberté et l’épanouissement qu’y trouvent les acteurs que vous dirigez…
J’ai en effet le sentiment qu’un comédien peut s’épanouir dans le texte de Pierre
Charras, à condition d’être à la hauteur du questionnement de soi-même que l’auteur demande. L’implication personnelle de l’artiste dans son art, cette constitution de la personne à travers son art est un thème qui m’intéresse tout particulièrement. Chez
Copi, avec son goût pour l’autodérision et le déguisement, cette implication prend des allures à la fois hilarantes et tragiques. Chez Bacon et
Charras, tout cela est abordé sans fard et sans déguisement. Le regard est lucide et implacable, comme si les paupières avaient disparu, pour citer une expression de Kleist…
Au terme « monologue », Pierre Charras préfère l’expression « dialogue à une voix ». De quoi s’agit-il véritablement ?
Il ne s’agit pas exactement d’un monologue, que j’utilise ici comme un terme technique puisque le texte sera entendu grâce à la voix d’un seul comédien. Je ne suis pas sûr non plus qu’il s’agisse d’un dialogue… Sur scène il y aura deux individus. Denis Lavant aura comme partenaire un personnage muet. Le texte de Pierre Charras provoque entre eux deux une réelle circulation, à l’opposé du monologue qui s’apparente généralement à un exercice plutôt statique.
Comment votre choix s’est-il porté sur le comédien Denis Lavant ?
Il m’a choisi autant que je l’ai choisi. Nous avions déjà travaillé ensemble. Dès le départ, ce projet a été bâti autour de lui. Nous nous connaissons depuis longtemps. En tant que comédien, Denis peut être le formidable vecteur de beaucoup de choses. Il est aussi pour moi un interlocuteur en matière de poésie. C’est un grand lecteur, et lui-même écrit. Il est profondément lié à plusieurs courants artistiques. Ses activités, sa recherche et sa curiosité personnelle font de lui un comédien très particulier. Il n’est pas seulement l’interprète de
Figure… C’est une exploration, profonde, intérieure que nous allons tenter de mener dans l’univers de Francis Bacon. Et le texte de Pierre Charras est la base essentielle de cette exploration et de cette rencontre.
Pierre Charras situe Figure dans l’atelier de Francis Bacon, tel qu’on le connaît grâce aux photographies et documents divers. Resterez-vous fidèle à cet espace ?
Il n’est pas question de rejeter les didascalies de l’auteur !
Mais je les considère plus comme une indication à suivre à la lettre. Je ne suis pas sûr de vouloir établir une scénographie dans le strict sens du terme. Je souhaiterais que ce spectacle remette en question les paramètres
habituels de la représentation, que tout soit l’objet d’une métamorphose. Il ne s’agira pas d’une scénographie, mais plutôt d’une installation qui permettra plusieurs actions. L’idée de mettre en place de nouveaux paramètres me semble très intéressante. J’ai l’impression que le texte appelle cette remise en cause. Il refuse tout procédé figuratif. Dans sa matière même,
Figure crée sans cesse une fracture de l’intime, à travers une vision obsessionnelle et hallucinée. Cette fracture s’apparente à la distorsion des peintures de Francis Bacon, c’est un mouvement, un leitmotiv intérieur essentiel. On ne peut pas restituer, reproduire, ou même imiter cette distorsion.
Comment allez-vous « donner à voir » l’art de Francis Bacon ?
Je dirais, pas du tout. Le rapport avec la peinture de Bacon reste abstrait, il est comme déjà distillé par le texte. Mais je m’inspire évidemment beaucoup de sa peinture. Bacon portait une réflexion profonde sur son art ; une réflexion qui nourrit notre travail. Pierre Charras est un homme de théâtre, il a une fine connaissance de la matière picturale, de l’oralité d’un texte et de la langue des comédiens. Il a transformé une matière brute en un objet musical, il a créé un espace musical à explorer, avec beaucoup de finesse et de discrétion.
Qu’est-ce que ce texte vous a appris de nouveau sur la vie et l’art de Francis Bacon ?
Tout ce que j’ai vu de Francis Bacon m’a toujours touché, depuis maintenant près de vingt ans… J’avais déjà lu tous les entretiens que Bacon avait pu accorder. Ici, le texte permet pour la première fois d’explorer théâtralement l’univers du peintre. Il ne s’agit pas véritablement d’une adaptation des entretiens, mais d’une variation libre, musicale. Le texte est juste dans sa liberté, dans son indépendance. Il n’est jamais descriptif.
Figure est un texte à motifs. Pierre Charras a trouvé un trait de pinceau personnel qui fait entendre de façon analogique, comme par miroitement, l’univers du peintre. Sa langue a une valeur propre. Francis Bacon incarne un certain trouble, et tout autant la capacité de se laisser troubler. Il permet au trouble de le traverser, et devient lui-même le médium de ce trouble… Je me souviens d’une interview télévisée : quand il parlait, la langue, la matière même de ce qui émanait de sa bouche sous la forme du langage, se distordait, se contorsionnait comme les figures de ses peintures. D’une manière « sismographique », Francis Bacon a toujours été près de la blessure, de la catastrophe. Il est par ailleurs doté d’un sens de l’humour extraordinaire. Ces peintures sont d’une très grande vivacité et d’une sorte de gaieté quant aux formes et aux couleurs… C’est abyssal. Il a mené sans relâche son art et sa vie au bord du gouffre
Entretien avec Lukas Hemleb,
réalisé par Pierre Notte, à l’occasion du Festival d’Avignon 2003
59, boulevard Jules Guesde 93207 Saint-Denis
Voiture : Depuis Paris : Porte de la Chapelle - Autoroute A1 - sortie n°2 Saint-Denis centre (Stade de France), suivre « Saint-Denis centre ». Contourner la Porte de Paris en prenant la file de gauche. Continuer tout droit puis suivre le fléchage « Théâtre Gérard Philipe » (emprunter le bd Marcel Sembat puis le bd Jules Guesde).