Oeuvre de poète, Gengis Khan est traversé par le souffle de l ’épopée.
Un théâtre qui renoue avec ses origines
Note d’intention
Réunissant plus de 30 personnages sur 40 ans, embrassant l’Asie de Pékin à Samarkand, la pièce d’Henry Bauchau, écrite en 1955, retrace le destin d’un homme à l’énergie formidable : Témoudjin, obscur nomade mongol, qui deviendra Gengis Khan et mourra à la tête d’un empire pacifié de la Corée à l’Ukraine.
La pièce s’ouvre sur la rencontre entre Timour et Témoudjin, jeune chef dépourvu de tout : dans le regard de Timour, Témoudjin découvre sa force et entrevoit son destin : sortir les Mongols de l’humiliation et de la misère, étendre la steppe à l’infini… Des années après , il a unifié les tribus nomades, dont il devient l’unique chef sous le nom de Gengis Khan, et dirige sa « flèche mongole » sur le Royaume d’Or, la Chine du Nord, qu’il conquiert .
Mais la réalité des hommes, incarnée par l’infatigable paysan chinois, lui résiste : au lieu de raser la Chine, comme le veut son armée, il s’en fait le protecteur sous les conseils de Tchélou T’saï, l’ancien ministre du Roi d’or, renonçant au massacre barbare et s’éloignant dès lors de son rêve de nomade. Après la mort de Timour quelques années plus tard, il sombre dans le désespoir puis renaît pour diriger ses troupes sur la Perse. Il entre à cheval dans la mosquée de Samarkand où il défie Dieu ; mais, désormais coupé du monde par la terreur et la haine qu’il inspire, il échoue à convaincre le peuple perse. Seule la jeune Choulane va vers lui: mais leur amour ne résistera pas au fossé qui sépare le vainqueur du vaincu, la steppe de l’oasis…
Au commencement, Témoudjin, le germe : un être couvert de glaise émerge d’un torrent, enchaîné et dépouillé de tout ; à la fin, un arbre gigantesque, l’Empire de Gengis Khan, couvre le monde de ses innombrables branches « à mi-chemin entre deux océans »…Hors des normes et des genres dramatiques, plus proche de la poésie épique des cultures naissantes que de la tragédie tendue des civilisations accomplies, la prose ample et claire de Bauchau raconte la germination et la croissance fabuleuse de cet « arbre de Gengis Khan », qui, né de la boue des steppes, montera à l’assaut du ciel et regardera Dieu en face.
Le destin de Gengis Khan selon Bauchau, c’est la rencontre violente et les épousailles du vent et de la terre, du torrent et du relief, du rêve sans limite et de la réalité qui l’infléchit, de l’énergie brute et de la forme qui la canalise… Sur son passage, il y a ce qui cède : les armées, les murailles, les villes, les royaumes… et il y a ce qui résiste : la liberté du cavalier mongol, l’éternité du paysan chinois, la patience du jardinier perse, l’amour de la jeune femme, l’obstination de l’héritier, la mort... Ce qui cède il l’anéantit, mais il épouse ce qui lui résiste.
Gengis Kahn n’est pas un héros tragique : il n’est pas soumis à la fatalité, il est lui-même la fatalité. Sur sa trajectoire, des mondes s’écroulent ; dans son sillage, des vies se brisent ou se transforment : c’est le sage Timour, le premier ami, l’alter ego mongol, que sa fidélité sans borne conduira à la mort ; c’est le Roi d’Or qui sombre dans la folie , anéanti par la terrifiante brutalité du Mongol ; c’est Choulane, la jeune femme perse, la femme aimée, qui ira au sacrifice, déchirée entre son amour et ses racines ; c’est Tchélou T’saï, enfin, le demi-chinois, « ministre de l’arc-en-ciel », le bras droit successeur de Timour, qui en choisissant de servir Gengis Khan fera entrer la lumière chinoise dans l’ombre mongole, et retournera la puissance destructrice du barbare en force régénérante et pacificatrice.
S’interrogeant sur ce qui préside à la fondation des Empires, la pièce de Bauchau s’inscrit dans les préoccupations d’un siècle qui en a vu naître et mourir plusieurs. Or, à l’opposé des grands empires sédentaires et bâtisseurs, à visée hégémonique, qui absorbent et dissolvent leurs conquêtes, l’Empire Mongol frappe par sa singularité : nomade et destructeur, il adopte ce qu’il conquiert et finalement le régénère.
Comme les grandes pièces historiques de Shakespeare, le Gengis Khan d’Henry Bauchau parle de politique : révoltes de sans-terre, trônes renversés, guerres, transmission du pouvoir… Mais plus encore, il nous parle de l’homme et de sa confrontation au réel, du travail du temps sur l’individu et sur les civilisations, du souffle vital en général, de son extinction et de ses renaissances.
Loin de l’ironie démythificatrice propre à la plupart de ses contemporains, Henry Bauchau, finalement hors du temps, propose un théâtre qui renoue avec ses origines et qui de nouveau parle le langage du mythe.
Eric Pelet
Théâtre épique. Poésie de la nature, habitée par la présence de la matière et des éléments : terre, herbe,arbres, cuir, peaux, bois, vents de la steppe, mais aussi jardins, arbres et sources de la Perse … Gengis Khan : oeuvre d’un poète. Nous demanderons aux comédiens de restituer, sans maniérisme, la beauté, l’élégance, la précision de la prose poétique de Bauchau, sa cadence, la force de ses images… La mise en scène sera guidée par respect du texte. Un texte, qui, en plein 20e siècle, interroge les mythes sans s’abriter derrière l’ironie. Ici comme dans ses romans postérieurs, derrière le héros mythique, Bauchau cherche l’Homme. Le héros : un homme exacerbé, un être de lumière contenant sa part d’ombre, en qui coexistent l’amour et la violence.
Le jeu de l’acteur incarnant Gengis Khan visera à tenir cette double tension de la violence et de l’amour, au coeur de l’humain, capable de susciter à la fois la sympathie et la répulsion. Le personnage de Gengis Khan n’est ni positif ni négatif, juste une sorte de phénomène naturel (« GK : Pourquoi ne m’as-tu pas tué ? TCH. T.: Est-ce qu’on tue le vent ? »).
La mise en scène évitera l’emphase aussi bien que le pittoresque ou la reconstitution historique, elle cherchera à souligner la force du texte ; la dimension épique sera esquissée, suggérée mais jamais illustrée. Pour maintenir cette distance, et préserver la force de l’imaginaire, la didascalie sera incarnée par un personnage-narrateur présent sur scène et en partie projetée sur écran, les actions seront parfois racontées et non jouées. Le narrateur pourrait être le même acteur que celui qui jouera Tchélou t’saï, sorte de témoin privilégié, prenant implicitement en charge le récit de la geste mongole, comme il a mis en ordre l’empire et « civilisé » son vainqueur.
L’accent sera mis sur le travail du choeur, relais des pulsions et des contradictions des personnages, incarnation sur scène des différents peuples traversés par l’histoire. Le choeur donnera à chaque tableau son rythme et sa tonalité propre : cavalcades des Mongols, lenteur résolue des paysans chinois, mélopées incantatoires des Perses…
Sur scène, deux musiciens accompagneront tout au long de la pièce les personnages et le choeur. Certains moments lyriques (transe prophétique de Temoudjin, enthousiasme des Mongols à l’énoncé de la Loi, récit de Djébé…) pourront être dansés, la gestuelle s’inspirant de danses traditionnelles mongoles ; d’autres seront chantés (récit de Balougha sur la Chine, plaintes d’Akim, le poète perse, sacrifice de Choulane…). Geoffrey Dugas composera avec Vincent Martial la musique originale du spectacle, en s’inspirant de loin des univers musicaux des cultures évoquées.
La scène, dénudée, comprendra seulement un chemin surélevé en fond de scène, devant un rideau-écran tendu qui permettra à la fois le passage des acteurs et la projection d’images vidéo. Cet écran sera tour à tour la paroi d’une grotte, le ciel de la steppe, la porte d’un palais de Pékin, l’entrée d’une mosquée... La calligraphie projetée sur écran constituera la toile de fond de la geste de Gengis Khan : signes mongols, chinois, perses et romains, empruntés aux quatre principales chroniques du XIIIe siècle (source mongole : L’histoire secrète des Mongols ; source perse : L’histoire des Mongols de Rachid ed-Dîn ; source chinoise : Le Yuan-che ; source latine : Le Devisement du monde de Marco Polo) qui s’ajouteront à chaque tableau, au fur et à mesure de l’extension de l’empire et de la légende de Gengis Khan. L’écran symbolisera la page où s’écrit le mythe.
La vidéo sera utilisée tantôt comme décor (gigantesque tête du Bouddha, portes d’édifices…), tantôt comme « fenêtre » sur l’imaginaire épique (chevauchées, « droit du rêve », chevaux blancs, oriflammes…), tantôt comme regard sur la scène, isolant une expression, une silhouette ou un détail, sans jamais redoubler l’action et la parole théâtrale, mais surtout comme support de la narration (projection des diverses calligraphies, des didascalies de début de chapitre, de phrases extraites du textes et calligraphiées, figures stylisées à la manière des enluminures perses…).
La diversité des couleurs (brun et vert de la steppe, rouge et or de la Chine, bleu de Samarkand) fera écho à la diversité des sonorités et des rythmes. Les contrastes, les jeux d’ombre et de lumière traduiront la confrontation entre le barbare et le civilisé, entre le rêve et la réalité, entre la pulsion de l’inconscient et les limites que le réel lui impose. Les costumes, lointainement inspirés des traditions mongoles, chinoises et perses, seront stylisés ; le maquillage, très accentué, s’inspirera des masques du théâtre oriental.
Benoît Weiler et Eric Pellet
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