« Par dignité j’entends la perspective d’une terrible indécence »
Assignée à résidence dans sa propre demeure, naguère somptueuse, mais à présent ravagée par un mystérieux changement dont l’impact destructeur continue de se faire sentir, la comtesse Strassa se trouve désormais soumise à l’autorité de ceux qui, il y a peu encore, étaient ses serviteurs. Il ne nous sera jamais donné de connaître la nature exacte de l’événement qui a produit un tel bouleversement, tout au plus pourrons-nous en mesurer les effets. La question posée par la nouvelle conjoncture n’est pas celle du renversement des rapports de pouvoir - c’est fait - mais celle de leur dépassement, c’est-à-dire de l’appropriation de l’autre, du corps de l’autre, que Howard Barker formule en termes crûment érotiques : ce qui est exigé de Strassa, c’est qu’elle consente à être possédée par le mari de son ancienne servante. Abjecte perspective qui, en l’absence physique du mari, crée entre les deux femmes une trouble relation d’antipathie, de rivalité, mais aussi d’inattendue complicité, et donne lieu à un dialogue tendu, puissant, tranchant comme un rasoir ouvert qui fouille au cœur de l’humain et met à nu ce qui le fait palpiter : le désir, la frustration, la soif de dignité.
Texte français à partir de l’anglais (Deep wives, shallow animals) : Pascal Collin.
Quand le monde aura brûlé, il restera des femmes. Deux. Peut-être. Leur séduction. Les regards jaloux entre elles. L’image qu’elles se font du désir de l’homme pour elles. Du désir du mari d’une d’entre elle pour celle qui n’est pas sa femme. Du désir de l’épouse de voir son mari avec l’autre femme. Une image matérialisée en robot, en chien quémandeur. Une frustration. Une image comme un manque, reflet de leur propre désir. Nous sommes sur le terrain de l’imaginaire, de tous ses décombres. Un endroit où le pouvoir politique - économique, social - n’a plus lieu d’être. Un no man’s land calciné. Du passé ne reste que la relation entre ces deux femmes. Une comtesse et sa servante. Anciennement. Et ce mari - celui de la servante - dont elles rêvent le désir. Peut-être. C’est une attente. C’est érotique. C’est vacant. Si des fleurs poussaient, on se dit qu’elles seraient noires. Dehors, des cris d’oiseaux. Et un hurlement effroyable. Par moment. Des cendres. Un chien mécanique. Après un incendie. Après une guerre. Après. Une catastrophe. Un renversement. Des « changements ». On dirait un autre côté du miroir intime, cruel. Une île des esclaves du désir. Des cendres. Toujours. Des objets animés. Dehors, des oiseaux cognent les murs. Un hurlement se répète.
Depuis les années 1970, Howard Barker ne cesse d’écrire pour le théâtre mais aussi pour la radio, la télévision, le théâtre de marionnettes, le cinéma, l'opéra. Au sein de ce qu'il nomme et théorise le "Théâtre de la Catastrophe", il produit une oeuvre prolifique dont la mécanique de entendre la « catastrophe » dans son sens étymologique, c’est un renversement : des modèles théâtraux (aristotélicien ou brechtien) ; des valeurs (éthiques, esthétiques)… Débutant par des pièces satiriques, Howard Barker semble s’échapper peu à peu du politique, contestant la loi naturaliste qui règne au théâtre ou encore, ce qu’il nomme le « manichéisme » de Brecht ou de Bond. Pour lui, le théâtre n’est ni leçon, ni divertissement ; il est expérience de la douleur et de la beauté qu’elle révèle. Retravaillant le genre de la tragédie, ce théâtre a pour ambition de dire la complexité de l’homme. Au fil des années, une nouvelle écriture a pris forme, métaphorique et exigeante, une écriture dans laquelle, dernièrement, semble s’opérer, comme le formule Elisabeth Angel-Perez en empruntant le terme deleuzien, une sorte de "reterritorialisation" du politique dans l'intime et le charnel.
10, place Charles Dullin 75018 Paris