Hoffmannania

Collage onirique, évocation fantaisiste d’un individu traversé de fantômes, le scénario « Hoffmanniana » examine les implications de l’artiste dans le monde, son désintérêt, sa vanité, son « inutilité ».

Présentation
Extrait
Rêverie théâtrale aux sources du cinéma d’Andrei Tarkovski
Un mot du metteur en scène
Notes d’Andrei Tarkovski

D’après un scénario non réalisé d’Andrei Tarkovski.

Après son film le Miroir, en 1974, Andrei Tarkovski est en effet sollicité par les studios cinématographiques de Talinn (Estonie) pour l’écriture d’un scénario - quelque chose qui soit tiré de la littérature allemande. Il songe alors à E.T.A. Hoffmann et signe un contrat pour la commande de Hoffmanniana (littéralement : les choses diverses concernant Hoffmann) le 25 février 1975.

Tarkovski connaissait bien l’œuvre littéraire de E.T.A. Hoffmann (1776- 1822) et avait lu tout ce qui était disponible sur sa biographie. Pourtant, il note dans son journal le 2 juillet 1975 : Il y manque l’idée directrice, constructive (du scénario). Tarkovski ne finira l’écriture du scénario qu’en octobre de la même année; et son scénario sera accueilli avec enthousiasme par l’équipe de Talinn, qui souhaite également une réalisation cinématographique du projet par Tarkovski lui-même. L’original russe de Hoffmanniana fut publié dans la revue officielle des cinéastes soviétiques Isskustwo Kino en août 1976. Mais ce projet de réalisation restera inachevé, d’abord à cause de la censure de Goskino (Institut national du cinéma), et, des années plus tard, en 1985, par la maladie, puis la mort de Tarkovski en 1986. 

En parallèle de la rédaction du scénario, Tarkovski met en scène Hamlet de Shakespeare à Moscou (Théâtre du Komsomol, 1976) et prépare son prochain film : Stalker (1979).

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Donna Anna : Ne vous est-il jamais arrivé, ne serait-ce qu’en rêve, d’avoir la certitude que tout est possible, que quoi que vous puissiez vouloir, tout sera forcé de s’accomplir ? - Et que tout s’accomplisse si, tout à coup, vous décidez de croire en la réalité de votre impression ? 

Hoffmann : En rêve, seulement. 

Donna Anna : Mais le rêve n’est-il pas aussi vrai que la réalité ? Il ne faut pas regarder les miroirs la nuit.

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Dans l’Union Soviétique du milieu des années soixante-dix, Andrei Tarkovski forge une esthétique rare qui fera de lui le maître d'un cinéma ascétique, interrogeant toujours la ferveur religieuse et les mystères de la foi depuis les vestiges d'un demi-siècle de marxisme. Il a déjà réalisé l'Enfance d'Ivan, Andrei Roublev, Solaris et le Miroir quand il choisit d’invoquer le personnage de E.T.A Hoffmann, juriste, fonctionnaire et écrivain dont Offenbach s’est emparé des Contes pour le livret de son unique opéra. Collage onirique, évocation fantaisiste d’un individu traversé de fantômes, le scénario Hoffmanniana examine les implications de l’artiste dans le monde, son désintérêt, sa vanité, son « inutilité ». Né en 1932 dans un village longeant la Volga, fils du poète et traducteur Arseni Tarkovski, le réalisateur se projette ici dans les détours fantastiques du romantisme allemand, soulève la question de l’identité perdue, part à la reconquête des reflets dérobés des miroirs. Si elles permettent la publication du scénario dès 1976, les autorités soviétiques censurent le projet. Le film Hoffmanniana ne sera jamais réalisé. Tarkovski s'exile, poursuivant en Italie, en Suède et en France une série d’œuvres majeures, absolues : Nostalghia, le Sacrifice, autant de films dont chaque image est une profession de foi. Il meurt à Paris en 1986. 

Dans cette adaptation libre de Hoffmanniana pour la scène, la voix d’un comédien unique, alliée à des montages sonores et des projections vidéo, marque la rencontre fortuite des spectres de Tarkovski et des fantômes d’Hoffmann. Originaire de Schwerin, ville allemande proche de la mer baltique, l’étudiant en philosophie et en théologie Dietrich Sagert s’oriente un temps vers la vie monastique. Il se ravise pour se vouer au théâtre, devenant entre autres l’assistant de Dominique Pitoiset et de Benno Besson. Aujourd’hui metteur en scène, Dietrich Sagert, 38 ans, installé en France depuis peu, est l’auteur de nombreux articles et d’une thèse en cours sur l’œuvre de Tarkovski. Il associe, sous la forme d’une rêverie théâtrale, les bribes biographiques du cinéaste, ses influences musicales, et son récit sur la fin du troublant Monsieur Hoffmann.

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Après avoir vu les films Andrei Roublev et Stalker à la fin des années 1980 dans une ville universitaire au bord de la mer baltique, j’ai eu envie de découvrir l’univers de ce cinéaste auteur, Tarkovski. C’était encore l’époque de la RDA et la découverte des livres édités à l’étranger se présentait comme une fête. Ainsi je suis tombé sur la première petite édition de Hoffmanniana, un scénario non réalisé de Tarkovski avec des dessins de caricature de Hoffmann sur l’enveloppe…

Le grand cinéaste russe, descendant « artistique » de Dostoïevski, se regarde dans le miroir de l’œuvre et de la vie du poète et compositeur romantique allemand E.T.A. Hoffmann. L’effet de ce regard sur le miroir est transformé en écriture qui fait surgir des images, des personnages, des ambiances, des sons…

Ce texte s’imposait pour faire quelque chose sur scène. Mais comment faire pour que cette chose sur scène ne devienne pas quelque chose du théâtre ? Comment faire pour faire surgir ces images, ces personnages, ces sons, ces ambiances sur scène ? 

Tarkovski disait, il faut attendre l’arrivée des images. Donc, je me suis mis à l’attente : l’idée partait et revenait, j’ai fait des recherches, j’ai passé du temps dans les univers du russe et de l’allemand, j’ai fait surgir les sons générés par ce texte à la radio. Et maintenant le moment est arrivé de faire apparaître des images, des personnages et des ambiances et des sons sur scène…

Dietrich Sagert

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Notamment au début de son travail sur Hoffmanniana, Tarkovski se demande comment l’idée d’une nouvelle œuvre mûrit : 

Il s’agit sans doute là d’un processus mystérieux et insaisissable : il se poursuit comme en dehors de nous, dans notre inconscient, et se cristallise sur les parois de notre âme - et c’est de la forme de notre âme que dépend son caractère unique ; plus encore, c’est de la présence même de cette âme que dépend la période de gestation de cette image à naître, laquelle échappe au regard conscient de son créateur. 

A. Tarkovski : Journal 1970-1986, p. 126.

J’avais très envie de parler du romantisme en général, mais aussi pour en finir avec lui. Si vous vous souvenez de la vie et de la mort de Kleist et de sa fiancée, vous saurez ce que je veux dire… Les romantiques sont des gens qui ont toujours essayé d’imaginer la vie différente de ce qu’elle était… Les romantiques ne sont pas des combattants ; quand ils périssent, c’est par les chimères qu’ils se sont créées eux-mêmes. Pour moi, le romantisme, en tant que regard sur la vie, est très dangereux, car le talent personnel est considéré comme capital… Or il y a des choses plus importantes que cela. 

A. Tarkovski : Hoffmanniana, in : Œuvres cinématographiques complètes II, p. 163.

Avec Hoffmann, ça n’est pas simple. Une chose est claire, c’est que l’une des strates de son œuvre, c’est lui-même, sa maladie, son amour malheureux, sa mort. Une autre c’est le monde de son imagination, de ses oeuvres qui n’ont pas encore vu le jour, de compositions musicales, les siennes, et celles de Gluck, de Haydn. […] Il devra y avoir très peu de personnages (dans l’esprit de Hoffmann) ; ils ne doivent pas composer le sujet - mais être la raison même de l’apparition de personnages imaginaires, le fond de l’atmosphère dans laquelle ces derniers peuvent surgir. 

A. Tarkovski : Journal 1970-1986, p. 126.

L’humanité n’a jamais rien créé de désintéressé, si ce n’est l’image artistique. Et peut-être toute l’activité humaine trouve son sens dans la création d’œuvres d’art, dans l’acte créateur absurde et gratuit. Peut-être même est-ce en cela que nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’est-à-dire capables de créer ? 

A. Tarkovski : Le temps scellé, Paris 1989, p. 223.

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