Note d'intention du metteur en scène
Eduardo De Filippo est d’abord un acteur extraordinaire qui porte en lui une étonnante humanité. Fellini disait de lui : « Il a une présence qui atteint une dimension circulaire, enchantée, une stature et une légèreté qui le place hors des contingences. Lorsqu’il apparait sur scène, on ne sait plus s’il est là véritablement ou s’il est une vision que chacun porte en soi ». Son oeuvre s’inscrit dans la grande tradition d’un théâtre populaire qui donne une dimension universelle à une réalité quotidienne faite de « misère et de noblesse ». « Petit fils » spirituel de Goldoni qui avait fait tomber les masques de la « commedia dell’arte », fils naturel de Eduardo Scarpetta, immense vaudevilliste napolitain, il s’est nourri des oeuvres de ses pères pour nous offrir un répertoire peuplé de personnages insolites et émouvants dont la grandeur tragique s’affirme dans les rires d’un humour grinçant…
Dans un hôtel borgne, des acteurs miséreux en tournée dans une station balnéaire réputée répètent un extrait de la pièce Funeste Nouvelle dans laquelle une jeune fille pauvre est déshonorée par un jeune homme. Le frère de cette dernière menace de tuer l’amant fautif… La comédienne qui interprète le rôle est réellement enceinte et son véritable frère qui est comme il le dit lui-même « détraqué » vient interrompre la répétition… Un comte de la très haute bourgeoisie napolitaine souhaite se débarrasser de celui qu’il pense être l’amant de sa femme… Un jeune homme, partie prenante dans ces deux « familles de personnages » en prise avec des comportements dont il ne saisit ni la vérité, ni le mensonge va décider de « simuler » la folie pour éviter de faire un choix dans une situation conflictuelle. Décision lourde de conséquences et dont il ne peut plus se libérer… Telles sont quelques-unes des situations du vaudeville proposé. La comédie repose sur un chassé croisé entre ces situations. Comme chez Chaplin, les personnages préférés de l’auteur sont des « hommes moyens », simples, naïfs, souvent présentés comme victimes des puissants contre lesquels ils cultivent l’art de la débrouille. Il y a là une dimension sociale et politique.
Enfin, grand admirateur et ami de Luigi Pirandello, De Filippo joint à la pièce une réflexion profonde sur les rapports humains et il y développe les thèmes suivants : Le « théâtre dans le théâtre » : au théâtre l’acteur se masque pour dire la vérité et dans la vie, l’homme, lui, se masque pour la cacher. La folie : quand la condition humaine est trop difficile à supporter, reste-il une possibilité d’évasion dans le jeu ou dans l’aliénation qui se révèle efficace ?
Les protagonistes principaux d’Homme et galant homme (1922), sont des acteurs. Ils sont le noyau de la pièce. Comme le souligne Huguette Hatem, traductrice du texte original, ils sont les ancêtres de ceux d’Oreste Campese de L’art de la comédie (1964), porte-parole d’Eduardo De Filippo et véritable profession de foi sur le théâtre. Toujours aussi faméliques, les personnages de l’art de la comédie ont grandi et peuvent en remontrer aux autorités, ils ont conquis ce qu’il a toujours revendiqué pour l’acteur : dignité et importance. L’acteur est bien pour moi au centre de cette aventure. Je me suis entouré d’interprètes qui ont pour la plupart participé à mes dernières créations : Inventaires de Philippe Minyana, La bataille de Waterloo, Trafic, et Entonnoir de Louis Calaferte et La gonfle de Roger Martin du Gard. Je souhaite proposer à certains plusieurs parcours dans ce travail : jouer, en dupant le spectateur par des «compositions affirmées» plusieurs personnages et ainsi affirmer le principe de « mise en abyme » (des comédiens jouent des acteurs qui interprètent des personnages) cher à Eduardo De Filippo, en étant attentif à la clarté du déroulement.
Seuls quatre protagonistes traverseront cette histoire : Gennaro, l’acteur chef de troupe, Alberto, mécène des comédiens, Bice, épouse du comte et maîtresse d’Alberto, et le Comte. Ce sont eux qui font « avancer » l’intrigue. La vie et le mouvement doivent « habiter » la scène. L’action principale occupera le centre du plateau dans un décor tournant proposant une évocation des trois lieux : le hall de l’hôtel, le salon du Comte, le commissariat de police. Nous prolongerons la vie de ces lieux en mettant en scène les environs immédiats : chambres de l’hôtel, appartement du comte, couloir du commissariat… de façon à créer des situations simultanées sans nuire à l’axe principal. Ces choix de jeu (compositions fortes) et de scénographie (tournette et « coulisses » à vue) doivent insuffler une énergie propice à la comédie.
De Filippo masque son pessimisme sous une veine comique. Il invente des situations burlesques, crée des personnages extravagants, toute une galerie de figures hautes en couleurs. Lui qui connaissait tous les mécanismes du théâtre traditionnel, il réinvente une « commedia dell’arte » moderne. C’est vers cet objectif que doit tendre notre travail. Je souhaite proposer une esthétique proche des années 1954, année durant laquelle Eduardo De Filippo collaborait avec Vittorio De Sica pour le film L’or de Naples. Au-delà de la simple référence à la « comédie italienne » du point de vue cinématographique, et dont je m’étais déjà inspiré pour mettre en scène Il Campiello de Goldoni au TNB à Bruxelles, je ressens dans l’écriture et l’engagement de notre auteur cette volonté de traiter de façon tragi-comique la condition humaine souvent trop difficile à supporter. Après avoir mis en scène Il Campiello de Goldoni au Théâtre National de Belgique à Bruxelles, puis Misère et Noblesse de Eduardo Scarpetta au Théâtre Régional des Pays de la Loire j’entre naturellement dans l’univers de Eduardo De Filippo dont le théâtre « crée de la vie » comme disait Louis Calaferte (encore un italien ...). »
Patrick Pelloquet
20, avenue Marc Sangnier 75014 Paris