Spectacle en allemand surtitré en français. Dans le cadre du Festival d'automne à Paris.
Ce pourrait être une des transpositions possibles de l’expression remuer ciel et terre sur une scène de théâtre : René Pollesch, avec un texte radical et engagé, nous envoie un messager virtuose pour secouer un grand coup notre lien d’éblouissement au monde.
Comment parler du théâtre au théâtre, s’interroger sur ce qu’est un spectacle en arrivant à être caustique, drôle, impertinent, inattendu…
C’est ce que fait le texte de René Pollesch, porté par le comédien Fabian Hinrichs, seul sur scène, animé d’une incroyable énergie, qui revisite l’histoire récente et les grands changements économiques (l’année 1971, où l’Allemagne a provoqué la fin du système monétaire mis en place à Bretton Woods), qui porte à leur point culminant des considérations insolentes et moqueuses sur le théâtre interactif, tout en faisant précisément participer le public, qui peut parfois recevoir sur la tête un livre d’Arno Schmitt ou une guirlande de fleurs artificielles.
Jouant de la batterie, du piano, du ping-pong, chantant des chansons accompagnées à la guitare, se balançant à un lustre géant, Fabian Hinrichs impressionne par sa forte présence et sa capacité à saisir le public. Sous nos yeux, le plateau devient un terrain explosif où tout peut nous surprendre et aiguillonner nos consciences.
Quel a été le point de départ de ce projet ? Aviez-vous déjà écrit et mis en scène un monologue ? Comment y avez-vous travaillé ?
René Pollesch : Cette soirée ne devait pas être un monologue. Plutôt que de monologue, je préfère parler dʼune soirée avec seulement un acteur. Jʼavais également sollicité deux comédien(ne)s, qui ont finalement préféré ne pas donner suite. Finalement, Fabian Hinrichs et moi avons décidé de faire une soirée à deux. Ou plutôt à trois, avec le décorateur Bert Neumann. Fabian et moi avons commencé très tôt à discuter de ce projet, au moins six mois avant. Nous avons mis en commun nos idées, jʼai écrit des premiers textes, puis Bert Neumann a construit lʼespace. Je ne considère cette soirée ni comme un solo de Fabian, ni comme un solo de moi, ni comme un solo de Bert Neumann. En tournée, nous sommes au moins 20 personnes. Au fond, tous les textes sur lesquels sʼappuient nos spectacles sont des monologues. Des monologues confiés à plusieurs joueurs, ou bien à un seul, comme cʼest le cas, pour la première fois, avec Verblendungszusammenhang…
Vos textes sont rarement publiés, et toujours après leur création : est-ce à dire quʼils ne prennent leur sens quʼen étant joués/dits sur scène ?
René Pollesch : Nous faisons en sorte en tout cas que les spectateurs et les critiques ne puissent pas lire le texte de la représentation avant la première. Cela est très important pour montrer que lors de nos soirées théâtrales, il ne sʼagit pas de littérature transposée. Il ne sʼagit pas non plus de lʼinterprétation dʼun texte ou dʼune pièce. En Allemagne, lors des représentations de textes classiques, jʼai le sentiment quʼil règne toujours parmi les spectateurs quelque chose de rassurant : lʼidée, ou la certitude, que le texte qui est présenté sur scène nʼa pas été écrit maintenant, voire quʼil nʼest pas dit maintenant. Cela neutralise chaque soirée théâtrale. Même si les spectateurs nʼavaient lu le texte quʼune heure avant le spectacle, il sʼagirait toujours de se conformer à un modèle. Quels que soient les efforts que lʼon fait, en Allemagne, pour traduire un texte classique dans lʼaujourdʼhui, le fait que la représentation ait toujours lieu après-coup, cʼest-à-dire suivant un modèle, rend ce texte inefficace. Tout le monde, en Allemagne, fait comme sʼil nʼétait plus possible de dire sur scène quelque chose qui nʼait déjà été dit – et tout le monde participe à ce jeu. Si nous avons publié des livres, cʼest parce que des gens qui étaient présents à nos soirées ont eu envie de relire les textes. Ceux-ci ne paraissent que deux ou trois ans plus tard.
De manière générale, comment procédez-vous pour transposer un nouveau texte sur scène ? Quel « espace » avez-vous laissé, en lʼoccurrence, à Fabian Hinrichs ?
René Pollesch : Dieu merci, je ne connais que des acteurs qui sont autonomes. Ce sont eux qui choisissent ceux de mes textes quʼils veulent dire. Je ne tiens pas forcément à une présentation exhaustive de mes textes. À la première lecture, à la première répétition, comme dans toutes celles qui suivent, il sʼagit pour lʼacteur de déterminer quels textes il veut dire. La question nʼest jamais de savoir comment dire les textes, mais seulement de savoir quels textes dire. Cʼest là que nous inventons. Ensuite, lʼacteur nʼa pas besoin de sʼapproprier le texte, ni de développer à son sujet un comportement particulier. Sʼil a choisi un texte, en général, il sait pourquoi.
Le « contexte dʼaveuglement » (Verblendungszusammenhang) du titre se réfère à une notion théorisée en particulier par Adorno. Pour quelle raison – et de manière générale, comment expliquez-vous lʼimportance que vos textes accordent aux sources théoriques ou scientifiques ?
René Pollesch : Le titre provient dʼun congrès qui sʼest tenu en 2001 à Francfort et du livre auquel il a donné lieu. Jʼai demandé aux auteurs lʼautorisation de lʼutiliser. Les textes théoriques tiennent une place importante dans mon quotidien. Je les utilise, selon le conseil de la biologiste et féministe Donna Haraway, comme des « prothèses visuelles pour mʼaider à voir la réalité » (Sehhilfen für die Wirklichkeit). La manière dont je les applique à ma vie génère des textes, et nous les portons à la scène. Nous ne le faisons, dʼailleurs, que lorsque les acteurs peuvent eux-mêmes appliquer ces textes à leur propre vie. Lʼenjeu de tout cela nʼest pas de dramatiser la théorie : au contraire, nous avons découvert une pratique du théâtre qui permet à la pensée théorique, sur scène, de conserver toute sa solidité, au lieu de la neutraliser en la transformant en jargon, ou de lʼutiliser pour créer des personnages. Dans le théâtre de la représentation, malheureusement, on entend surtout : donc Hamlet dis ça, et Ophélia dit ça. Utiliser la théorie dans un tel contexte ne servirait quʼà dire dʼoù quelquʼun vient, et ce qui se passe à lʼintérieur de lui.
Ich schau Dir in die Augen… peut être également considéré comme une critique du théâtre « interactif » – vous parlez vous-même dʼ« interpassivité »…
René Pollesch : Nous avons emprunté le concept dʼinterpassivité au philosophe Robert Pfaller. Il se laisse dʼautant mieux utiliser au théâtre quʼil existait déjà le concept de « théâtre interactif ». Dans les années 1970, celui-ci a permis de réagir contre la passivité du spectateur, et de donner corps à un désir de politisation. Mais nous nous situons plutôt du côté dʼun Boris Groys, selon lequel il est facile dʼêtre actif, alors quʼêtre passif est beaucoup plus difficile. Être passif nʼest pas tellement à la mode aujourdʼhui. Le but de cette soirée (théâtrale) est de se délester de son moi, et de la réalisation de soi. Que se passerait-il si nous nʼétions pas obligé de ressentir ou dʼaimer nous-mêmes, mais si dʼautres sʼen chargeaient à notre place ? Une phrase telle que : « Je tʼaime, mais ne me dis pas que cʼest à moi de le faire ! » est-elle possible ?
Pensez-vous vraiment quʼêtre actif soit aujourdʼhui plus répandu que le contraire ? Lorsque lʼon songe à lʼemprise des médias sur nos vies, ou à lʼimpuissance que chacun peut ressentir face au « système », on aurait plutôt tendance à penser que notre époque est celle du triomphe de la passivité…
René Pollesch : Être passif nʼest pas très bien vu. Lors dʼun entretien dʼembauche ou pendant des répétitions, on ne retient pas les passifs. Un stagiaire non rémunéré qui, durant les répétitions, garde pour lui des bonnes idées, ne va généralement pas passer, à la ronde, pour intelligent, créatif, etc. Et vu quʼil nʼa aucune envie de donner cette impression, il accorde du prix à tout ce qui lui passe par la tête. Lʼimportant serait alors quʼil nʼoffre pas ses bonnes idées au metteur en scène juste comme ça, parce quʼil a envie dʼêtre aimé par lui. Le problème, cʼest que nous voulons être aimé. Actif, on ne lʼest de toute façon que suivant les mêmes sempiternelles voies. Nous voulons nous-mêmes aimer, nous aussi faire lʼexpérience de ce même labyrinthe de mensonges et dʼeffrois que nos parents ont eu à traverser. Je trouve la critique des médias banale, elle méconnaît le problème. Nous ne sommes pas manipulés par les médias ou par une quelconque puissance qui nous ferait face. La puissance, cʼest lʼaction éternellement réitérée. Cʼest un français qui a dit ça. Foucault.
Vous critiquez souvent le théâtre de la représentation, et la manière dont une partie du théâtre allemand prétend apporter une critique de lʼétat du monde tout en reproduisant les mécanismes du néolibéralisme. Il sʼagit mêmeselon vous dʼune « lutte culturelle ». Comment sʼexprime cette lutte chez vous – dans votre travail créatif comme à travers la programmation que vous avez imaginée, pour la Volksbühne, dans le jardin du Prater, à Berlin ? Comment arriver à créer une nouvelle relation au « spectateur » ?
René Pollesch : Jʼai arrêté de programmer le Prater de la Volksbühne depuis 2007. De 2001 à 2007, mon propos a été de chercher à faire un théâtre moderne. Cʼest-à-dire un théâtre dans lequel le rapport à la réalité nʼest plus garanti par lʼimitation ou lʼillustration de la réalité, mais qui cherche à mettre à disposition des outils pour voir la réalité, comme le font les sociologues et les philosophes. Les philosophes ont toujours été prisés dans le théâtre allemand. Mais après Brecht, et après le théâtre des années 1970, les dramaturges (en particulier les dramaturges ouestallemands) se croyaient obligés de construire des pièces fondées sur une philosophie propre, personnelle. Ces 40 dernières années, les programmes de salle étaient remplis de théorie, mais sur scène, on ne trouvait nulle trace dʼune pratique qui aurait permis à cette théorie dʼadvenir. On bourrait les classiques de Baudrillard – mais ce qui en ressortait, cʼétait toujours lʼidéalisme allemand. Cʼest ce que nous essayons de changer. Nous avons invité des auteurs à monter leurs propres pièces, des écritures ou des mises en scènes collectives, et beaucoup de femmes. Et nous nʼavons fait que cela, et rien dʼautre. Pas de classiques, donc. Voilà ce que nous avons voulu affirmer, sans équivoque.
Ich schau Dir in die Augen… semble marquer un certain «changement » dans votre « style ». Le torrent verbal qui caractérisait vos pièces précédentes semble ici moins prégnant – comme si vous cherchiez à laisser au spectateur de lʼespace pour réfléchir…
René Pollesch : En allemand, il existe un mot : Nachdenklichkeit (réflexion, méditation). Cʼest quelque chose que jʼessaierai toujours dʼéviter, et dʼempêcher. Quelque chose qui est lié à lʼautorité et à lʼécole. Cela ne fait que banaliser lʼespace du théâtre, en créant des pauses dirigées par un metteur en scène. Cela ne nous intéresse pas. Il nʼy a pas de « style Pollesch ». Les soirées de théâtre auxquelles je suis associé sont toujours différentes. Pour la simple raison quʼelles réunissent des gens toujours différents. Ce que lʼon appelle le « style de mise en scène » est précisément le point où le travail dʼéquipe que lʼon invoque si souvent au sujet du théâtre se trouve démasqué : finalement, il y en a toujours un qui cherche à imposer son style. Quʼils viennent pour la Volksbühne ou un autre théâtre, pour les comédiens ou pour moi, les spectateurs qui viennent nous voir peuvent constater que nos soirées nʼobéissent à aucun style. Dʼailleurs, cela nʼintéresse personne. Nos soirées sont conçues tout autrement. Notre pratique est différente, et les soirées qui en résultent naissent toujours de manière différente. Cʼest ce quʼon peut voir sur scène. Et pas quelquʼun qui essaierait sagement de sʼen tenir à son style.
Lorsque vous dites que vos soirées sont toujours différentes, voulez-vous dire que le texte, la partition de lʼacteur peut changer ? Dans quelle mesure lʼimprovisation du comédien est-elle importante ?
René Pollesch : Je ne voulais pas dire que chaque représentation est différente. Mais que nos soirées sont différentes les unes des autres – Verblendungszusammenhang, par exemple, nʼa rien à voir avec Ein Chor irrt sich gewaltig. Sinon, bien sûr, chaque représentation est différente. Ce qui nʼimplique pas que le texte change. Fabian ne dit pas toujours le même texte de la même manière. Il lʼutilise, dʼune représentation à lʼautre, dʼune manière différente. Il en résulte, bien évidemment, des représentations tout à fait différentes.
Propos recueillis par David Sanson pour le Festival dʼAutomne à Paris
41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers
Voiture : Porte de Clichy, direction Clichy-centre. Tout de suite à gauche après le Pont de Clichy, direction Asnières-centre.
A 86 Sortie Paris Porte Pouchet. Au premier feu tourner à droite, avenue des Grésillons.