Les Danois firent tout autrement
Ivanov (1942/1999)
Cest lhistoire dune troupe qui répète Ivanov, en France, sous loccupation allemande.Cest lhistoire dun homme caché sous son théâtre, qui ne vit plus que des mots entendus par le conduit de la chaudière, et du visage de sa femme. Cest lhistoire dune communauté imaginée par Tchekhov en 1887. Caché dans sa propre maison, un homme - Ivanov -, ne sait plus comment vivre. Porteur il y a deux ou trois ans des espoirs les plus fous, son dos est brisé, il ne sait plus aimer, il ne comprend plus rien.
Ce qui court entre ces trois mondes est fait de beaucoup de silences.Lhistoire de lantisémitisme rend ce siècle opaque et sombre. La disparition dAnna Petrovna dans la pièce de Tchekhov est lécho dautres absences. Treize personnages, treize visions du monde, qui rappellent la phrase de Jean Renoir en 1939 : Ce quil y a de terrible dans ce monde, cest que tout le monde a ses raisons. Pourquoi - en ce cas - ni loeuvre de Truffaut ni loeuvre de Tchekhov ne sont-elles seulement désespérées ? On ne sait pas. Peut-être sy promène-t-il un amour peu commun de ce qui brille, de ce qui vit, de ce qui clignote dans les yeux. Cest lenfance qui lemporte, on espère.
Claire Lasne
Octobre 1999
"Ce spectacle est dédié à mes parents"
Le texte de la première partie (1942) est tiré du film de François Truffaut Le dernier métro.
Les Danois firent tout autrement
" LItalie et la Bulgarie sarrangeaient pour saboter les ordres des Allemands et jouaient un double jeu de dupes extrêmement subtil. Ces pays sauvèrent leurs Juifs par de véritables tours de force, avec une ingéniosité inouïe ; mais ils nont jamais contesté la politique nazie elle-même. Les Danois firent tout autrement. Quand les Allemands abordèrent avec précaution le sujet de létoile jaune, ils répondirent simplement que le roi serait le premier à la porter. Les hauts fonctionnaires danois firent savoir que toute espèce de mesure prise à lencontre des Juifs les obligerait à démissionner. (...) Ainsi les nazis durent renoncer aux préliminaires dont une bureaucratie du meurtre ne peut se passer, et remettre les opérations à lautomne 1943. Cest alors que les choses prirent un tour stupéfiant. Au Danemark, tout étant sens dessus dessous. Cétait, pensait Himmler, le moment de sattaquer au problème juif, dont la solution attendait depuis bien trop longtemps. Ce quil navait pas prévu, cest que, la résistance danoise mise à part, les responsables allemands qui habitaient le Danemark depuis des années nétaient plus les mêmes ! (...)
Le plénipotentiaire du Reich, Werner Best, se rendit à Berlin et obtint la promesse que tous les Juifs du Danemark, quelle que fût leur catégorie, seraient déportés à Theresienstadt. Du point de vue nazi, cétait là une concession de taille. Lon décida que les Juifs seraient capturés et aussitôt évacués, dans la nuit du 1er octobre. Dans le port, les bateaux étaient prêts. Comme on ne pouvait compter ni sur les Danois, ni sur les Juifs, ni sur les troupes allemandes affectées au Danemark, il fallut importer des unités de police dAllemagne pour procéder à la recherche de Juifs, maison par maison. Au dernier moment, Best informa ces policiers quils navaient pas le droit de défoncer les portes, parce que la police danoise pourrait alors intervenir. Or, les deux polices ne devaient pas saffronter. Les policiers allemands ne pourraient donc capturer que les Juifs qui les laisseraient entrer de leur plein gré. Sur un total de plus de sept mille huit cents Juifs, la police allemande trouva très exactement quatre cent soixante-dix-sept personnes chez elles et prêtes à ouvrir leur porte. Cest que quelques jours avant la date fatidique, un agent de transport allemand, Georg F. Duckwitz, probablement renseigné par Best lui-même, avait révélé tous les projets allemands à des fonctionnaires danois qui, à leur tour, communiquèrent en toute hâte cette information aux responsables de la communauté juive. (...)
Ces derniers répandirent la nouvelle dans les synagogues à loccasion de loffice du nouvel an. Les Juifs eurent tout juste le temps de quitter leur appartement et daller se cacher, ce qui, au Danemark était extrêmement facile car, selon les termes employés dans le jugement, toutes les couches de la population danoise, depuis le roi jusquau simple citoyen, étaient prêtes à les recevoir.
Ils seraient peut-être restés dans leurs cachettes jusquà la fin de la guerre si les Danois navaient pas eu la Suède pour voisine. Il semblait raisonnable denvoyer les Juifs en Suède - ce qui fut fait, avec laide des bateaux de pêche danois. De riches citoyens danois payèrent le voyage (500 F environ) à ceux qui nen avaient pas les moyens. Cétait peut-être là le plus ahurissant de tout : partout ailleurs à cette époque, les Juifs payaient leur propre déportation, et les Juifs aisés déboursaient une fortune pour obtenir des visas de sortie. (...) Même là où les Juifs rencontraient une réelle sympathie, et où les gens étaient prêts à les aider, ils devaient toujours payer cette aide ; et les Juifs pauvres navaient aucune chance déchapper au massacre. (...)
Politiquement et psychologiquement, laspect le plus intéressant de cet incident est le comportement des autorités allemandes affectées au Danemark. Il est évident quelles ont saboté les ordres de Berlin. Autant que nous sachions, cest lunique occasion queurent les nazis dapprécier la résistance déclarée des populations indigènes. Et il semble que ceux des nazis qui lont constatée aient simplement changé davis ; queux-mêmes en soient venus à croire que lextermination dun peuple entier nallait pas de soi. "
Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem,
"Rapport sur la banalité du mal"
Editions Gallimard
Dans Ivanov les fenêtres ne cessent de souvrir et de se fermer. Quelquun la laissée ouverte. Un autre la refermée. On va attraper froid. On étouffe. Quel est cet air si dangereux pour certains, si vital pour dautres, qui circule au dehors et que lon désire à mesure quon le craint ? Ivanov meurt dun courant dair, dune ouverture trop brutale et presque grotesque sur la jeunesse. Sacha ouvrant les volets fait certes dispara"tre lodeur de mort, laisse entrer la lumière et le mouvement, mais dun geste aveugle précipite lhomme quelle croit sauver dans une exposition quil ne peut supporter, et le tue.
La rage de contenir lautre ou de sen débarrasser conduisent à un meurtre, celui dAnna, et un enterrement, le jour du mariage de Sacha. Loin dêtre un traité du désespoir, Ivanov est lentrée dans un autre âge, où lintuition dune harmonie possible avec le mouvement de la vie - qui prendra forme dans La Cerisaie - a commencé dexister, mais où limpatience lemporte sur les possibilités dabandon.
Les fenêtres ouvertes sur le jardin se sont mises en action mais les arbres en fruits ou en fleurs nont pas encore envahi lespace humain au point de lui restituer son enfance. Lacceptation de la perte irrémédiable qui accompagne nos pas na pas encore trouvé sa force, et tels de petits insectes les figures humaines continuent de sagiter en vain. Pourtant lirrigation a commencé. Dans la rivière de son nouveau départ, Ivanov aperçoit dans la glace des cheveux blancs. Les cheveux blanchis sur les tempes de Platonov dans la nuit de la mort de son père ont pour Ivanov la couleur du sang. Locéan devient rouge sous les mains de Macbeth, ici le monde entier dans la nuit à lidée quun jour on a promis, et que lon a pourtant cessé daimer.
Cette vieillesse prématurée dIvanov est le contraire dune maturité, le délabrement indique seulement le gouffre creusé entre lui et lui, le désaccord de ce dialogue qui le conduit, à limage de Franz Kafka, à ne plus sadresser la parole. Ni Sacha ni Anna néchappent au comique de cette conversation impossible, lune réclamant la parole donnée et lautre une santé illusoire. Aucun ne trace son chemin dans cette impuissance à intégrer la fin de toute chose sans en faire un plat, aucun narrive finalement à ouvrir la fenêtre. Seul Tchekhov promène son inquiétude en la transformant, fait de lécriture un artisanat du devenir, linvention dun vent nouveau qui circulerait librement entre les êtres. Dans un mouvement presque inverse de Platonov, lespace qui passe du confiné à louvert, de la maison au jardin des noces, nempêche pas Ivanov de couler à pic, mais sa mort laisse place à un autre : LHomme des bois, troisième pièce dAnton Tchekhov, dont le nom seul annonce le travail dun être à reconquérir sa sauvagerie.
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