Trois explications
Extrait
Un théâtre de texte
Écrire pour le théâtre
Ignorant tout l’une de l’autre, Mado et Lila se sont crues durant quinze ans chacune la "moitié" du même homme, avec lequel elles ont eu chacune deux enfants. Peu de temps après que les deux femmes ont appris (à la faveur d’un pataquès administratif) qu’elles n’avaient somme toute été, durant toutes ces années, que des moitiés de moitié, "l’homme aux deux adresses" disparaît sans laisser d’adresse.
1. L’homme aux deux adresses
Lila prend alors l’initiative de rencontrer Mado. Cette première explication leur fournit l’occasion de revenir sur ces quinze années de fiction conjugale. S’interrogeant à voix haute sur la "disparition" de l’homme aux deux adresses, Lila en vient à poser à Mado une question déterminante (que nous n’entendrons pas - pas plus que la réponse).
2. Le Diable à la peau mate
Sept ans plus tard, nous retrouvons Mado et Lila dans une chambre d’hôtel, au terme d’un séjour touristique dans le grand Sud. Les deux femmes ont été sommées de quitter le pays. Soupçonnées d’être mêlées au meurtre d’un jeune guide du cru, elles ne doivent d’avoir échappé à la prison qu’à l’intervention de leur consulat. Cette deuxième explication concerne les sept années durant lesquelles les deux femmes ont vécu en couple, et particulièrement sur ces deux semaines vécues en compagnie du jeune guide (qu’elles ont surnommé "le diable à la peau mate"), retrouvé tué à coups de couteau dans le ventre, une balle de tennis enfoncée dans la bouche. Une nouvelle question paraît inévitable, mais Mado, pour finir, renoncera à la poser.
3. L’Autre
Sept années ont de nouveau passé. Dans un bureau cossu, Mado interviewe Lila, manifestement devenue écrivaine. Mais les deux femmes inversent à loisir les rôles. Il se fait jour progressivement qu’ayant mis un terme à leurs relations amoureuses elles se sont inventé une "autre", romancière, dont elles signent les ouvrages sous un pseudonyme unique (deux romans à ce jour : L’Homme aux deux adresses, Le Diable à la peau mate). L’autre, ce golem féminin, ayant pris en quelques années une ampleur que rien ne laissait prévoir, cette troisième explication s’interrompt de nouveau sur une question : après le nouveau roman que la créature de Lila et Mado se dispose à écrire (intitulé précisément L’Autre), y aura-t-il de nouvelles "questions", de nouvelles... "disparitions" ?
Enzo Cormann
MADO
Bien sûr il y a l’hypothèse de l’amour
je suis devenue sa femme oui dans l’hypothèse de l’amour
en toute hypothèse comme on dit
et d’autre part je n’avais pas d’amour pour cette chose qu’il appelait l’amour qui si elle avait été de l’amour n’aurait pas eu besoin d’un mot pour dire ce qu’elle était en quoi elle consistait à quoi elle ressemblait puisqu’elle aurait été contenue en entier dans un rire un soupir ou un cri
parce qu’on ne sait pas ce que veut dire un mot qui sert à désigner d’une part ce qu’on sent et de l’autre ce qu’on fait comme "théâtre" qui veut dire à la fois ce qu’on fait et l’endroit où on le fait comme si "chaussure" voulait aussi dire le pied ou "pied" la chaussure
je ne crois pas qu’il ait jamais très bien su lui même ce qu’il entendait par les mots qu’il utilisait pour dire la plupart des choses (amour ou paix ou la nature ou prendre du bon temps)
il se sortait les mots de la bouche comme on crache un noyau (le fruit reste dedans)...
Ce projet s’inscrit dans la continuité de la représentation de ma pièce précédente : La Révolte des anges (Éditions de Minuit, 2004 ; Théâtre National de la Colline, TNP-Villeurbanne, saison 2004-2005). Il participe de ma réflexion en cours sur les modalités de l’assemblée théâtrale (À quoi sert le théâtre ?, Les Solitaires intempestifs, 2003), comme de mon cheminement vers un théâtre "d’explication", tout entier dévolu au régime de l’examen verbal et de l’exhaustion dialogique. Un théâtre de texte, donc, déployant au plateau une langue structurée en versets.
Mon projet de mise en scène est d’abord celui d’un "metteur en assemblée". L’expérience de La Révolte m’incite par ailleurs à penser qu’il n’est d’une certaine façon pas de regard plus "extérieur" au texte que celui de son auteur - paradoxe qui trouve peut-être son explication dans le mouvement d’objectivation, de lâcher prise, voire d’abandon, qu’effectue quoiqu’il en ait l’écrivain à l’heure du point final.
Enzo Cormann
Écrire pour le théâtre consiste à adopter alternativement des points de vue divergents sur le monde (voire opposés, contradictoires, ou ennemis), à partir d’une situation fictionnelle qui procède toujours d’une mise en crise d’un état d’équilibre précaire. Corneille disait « se rompre à tant de figures diverses ». Écrire pour le théâtre suppose une forme d’empathie pour une grande diversité de semblables fictionnels - une empathie imaginaire.
L’imagination pure est peu mise à contribution dans l’écriture d’un drame, mais plus vaste et plus déterminée sera l’empathie, plus saisissant sera le drame. Ressaisie de l’humanité dans la dessaisie de soi. « Voyons voir » si j’étais un chef de guerre, ou une ouvrière du textile, ou un escroc, ou un type ordinaire qui n’aime pas l’existence qu’il mène (Ah mais, c’est que, justement, zut, je suis un type ordinaire qui n’aime pas l’existence qu’il mène - oui, mais là, je dois faire comme si je ne savais pas que j’étais comme le type que je dis, de façon à adopter le point de vue de ce type comme si c’était celui d’un autre. « Je » serait un autre, ou plus exactement : on dirait que je est un autre.) Déterritorialisation de soi dans l’autre, y compris sous les traits de soi.
Enzo Cormann - Extrait de « Voyons voir », 17 notes vagabondes sur le passage à l’écriture (dramatique) et son possible accompagnement, article publié dans la revue Art et Thérapie, n°88/89, décembre 2004
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