Adaptée de L’Opéra des gueux de John Gay paru en 1728, la pièce de Brecht fait éclater la misère sur scène, dans le contexte montant du krach boursier de 1929. Il met la politique en chansons, celles de Kurt Weill, laissant apparaître les failles de ses personnages.
L’histoire se passe à Londres en 1729, mais elle pourrait tout à fait se passer en France aujourd’hui, ou dans un espace hors du temps. Nous sommes dans les bas-fonds qui abritent une véritable guerre. D’un côté, sévit un brigand dont le nom est connu de tous. C’est Mackie-le-Surineur. Auteur de tous les meurtres, mari de toutes les femmes, il agit en toute impunité. De l’autre, Peachum, le « roi des mendiants » érige sa fortune en inspirant la pitié des passants. Et dans ce climat tendu et froid, la police, corrompue, est tiraillée de tous côtés. Mais aujourd’hui, c’est le couronnement de la reine. L’événement échauffe les esprits alors que la situation sociale et économique du pays est très instable. D’autant plus que, Mackie a épousé Polly la fille de Peachum dans le plus grand secret. Pris dans une rage folle, il veut mettre un terme au règne du brigand des brigands. Durant cette journée exceptionnelle, tout chancelle.
Tout au long de la pièce, nous sommes pris au cœur d’un tableau social cinglant, à la fois extrêmement cynique et désolant. Nous nous trouvons face à des personnages qui essayent de s’en sortir, toujours et encore, quel qu’en soit le prix. Adaptée de L’Opéra des gueux de John Gay paru en 1728, la pièce de Brecht fait éclater la misère sur scène, dans le contexte montant du krach boursier de 1929. Il met la politique en chansons, dans lesquelles les personnages, en apparence solides et qui ne montrent rien, laissent voir leur for intérieur brisé. L’Opéra de Quat’sous montre les passions contre l’édulcoré du monde pour rentrer dans sa faille.
Etrangement, c’est quand tout a été arrêté que le théâtre nous a semblé omniprésent, dans une terrible absence. Le spectacle vivant hibernait, nous vivions confinés. C’est dans cette période où tout s’est figé qu’est née l’urgence d’y aller et de continuer. Comme une évidence : c’est maintenant. Alors que faire ?
A seize, pris d’une énergie qui déborde et nous déborde, nous décidons de monter L’Opéra de Quat’sous. C’est trop, c’est fou, c’en est presque insensé dans ce monde artistique grippé. Mais justement c’est aujourd’hui que ça a du sens, c’est aujourd’hui qu’il faut le faire. Musique, théâtre, politique : tout s’entremêle pour faire jaillir un spectacle total, un spectacle vivant, un spectacle jouissif.
Brecht et Weill nous plongent dans les bas-fonds de Londres, où tous les coups sont permis par-delà toute morale, par-delà bien et mal. Les personnages sont immoraux, pourtant on les envie. Sans foi ni loi – en tout cas, en apparence – ils nous happent, nous attrapent, nous fascinent. On devrait avoir pitié mais on devient cruels. Irrésistiblement attirés par le mal, vivant en toute impunité, refusant le bien-pensant et le politiquement correct, on savoure sans honte. Parce que finalement, qu’est-ce qu’on a à craindre ? C’est de la fiction. C’est l’opéra. C’est le théâtre. C’est irréel, dit Brecht.
Choisir le mal, ce n’est qu’un jeu pour nous, le temps et l’espace d’un spectacle. Pour Mackie, Peachum, Polly, Filch, Walter-Saule-Pleureur, Brown, Lucy, Jenny-des-Lupanars, Smith, Brecht, c’est une irrémédiable nécessité. Ils doivent se faire monstres vivants pour construire leur vie, se ficher du monde pour refuser la place qu’on voudrait leur donner, proclamer leur indépendance et déborder d’ingéniosité pour échapper au système qui les délaisse, pour contrer le « morceau de fer rouge p[ouvant] te frapper et t’effacer du monde et de la vie. » (Dialogue sur Homme pour homme de Bert Brecht, Bertolt Brecht). Ils luttent pour survivre. Compte à rebours. Les minutes passent et la tension monte. Le monde va imploser. Les bas-fonds londoniens hurlent, suffoquent, dégueulent la vie. S’aimer, se marier, croire, fauter, trahir, perdre, gagner, danser, boire, chanter, mourir, vivre, jouir. Electrochoc. Ils nous secouent, nous heurtent, nous réveillent. C’est eux la rébellion, la vie : ils nous bousculent pour nous sortir de notre confort et de nos misérables plaintes. Quelque chose nous échappe chez eux et pendant deux heures, ensemble, on va essayer de le comprendre. Comprendre la folie de leur vie, l’invisible, l’exacerbation, la distorsion.
Surgissent autour de nous les ombres fantomatiques des rues de Soho ; elles se mêlent à celles des comédiens - Samuel, Sabine, Camille, Madeleine, Jules, Pauline, Anaëlle, Dalva, et celles des musiciens - Nathan, Yvan, François, Martin, Camille. Les comédiens entrent dans leur personnage en partant d’eux. L’exploration est organique, passant par la danse, le masque, la musique qui dessinent un espace, désarticulent les corps, le temps, les voix. Le texte n’arrive que dans un second temps. Il ne s’agit pas de le jouer, mais de jouer avec et autour de lui. Samuel fait de Mackie le surineur sa prison fictive : en proie permanente entre le réel et la fiction, il se prend lui-même dans son propre piège, oscillant entre un acteur obligé de jouer, et un personnage qui est dépassé par les événements. Jenny, telle une Cassandre, mène cette mascarade fictive. Elle tire les fils, rythme l’action, sachant très bien qu’elle, comme les autres, elle n’a aucun moyen de s’échapper. Peachum renverse la situation in extremis, sauvant celui qui devait être condamné, accentuant le gouffre entre la joie expérimentale de la scène et l’emprise d’un réel incontrôlable. Pauline fait ressortir cette amertume à travers la composition d’un rôle tout droit sorti de trois personnages chez Brecht : Filch, Walter et Smith ne deviennent plus qu’un seul et même personnage, qui, n’ayant plus rien à perdre, frappe à toutes les portes pour s’en sortir. Les musiciens assistent à cette machine infernale, emprisonnant davantage les acteurs dans la fiction, et les personnages dans le réel de le hic et nunc théâtral. Le plateau devient un miroir déformant coupant les ponts avec la réalité. La déformation décortique les rouages invisibles à l'œil nu. L’Opéra de Quat’sous pousse toujours plus loin, creuse toujours plus loin dans l’irréel, le prend, le tord dans tous les sens, ignore les lois du normal et de la physique, pour traquer le subliminal. D’où la déformation, la distorsion, l’accentuation des traits, le jeu autour des curseurs poussés à leur maximum. Plus on creuse, plus on se salit mais on finit par dégager le squelette enfoui sous la terre et une fois qu’on l’a trouvé, on peut enfin réémerger.
Pourquoi Mackie est-il sauvé par la reine ? Non pas grâce à la fiction, mais parce que Mackie fait partie lui-aussi des privilégiés, c’est un bourgeois. Voilà. Nous y sommes. Les deux pieds dans le réel : nous sommes incapables de nous décentrer, de voir plus loin que le bout de notre nez, d’affronter les véritables problèmes puisque nous faisons partie de ceux qui seront sauvés à la fin. Où sont-ils, alors, les autres ? La question reste en suspens mais la pièce esquisse leur combat quotidien. Sur un fil, aveugles, vacillants, vers un inquiétant avenir, nous sommes face aux personnages de Brecht, qui nous ressemblent en apparence mais qui, en réalité, nous devancent, poussés par la force créatrice de ceux qui n’ont plus rien. Ils agissent, ils n’attendent pas. L’avenir est devant, inexistant pour eux, ils savent que c’est à eux de le construire. Ils osent affronter la faille. Ils tombent toujours pour se relever plus grands, plus haut, plus beaux. Ils sont plus forts que nous. L’univers de L’Opéra de Quat’sous nous échappe, jusqu’à gagner notre monde, mêlant les personnages à notre temps présent à travers l’espace d’une mini-série.
Comme une bouchée apéritive, ce spectacle met l'eau à la bouche, même si on reste quelque peu sur sa faim. Le casting est très inégal, certains passages chantés sont à retravailler, mais quelques moments très réussis parviennent à nous emporter dans cet univers brechtien où l'intérêt individuel fait souvent la nique aux bons sentiments. Et quelques comédiens de la troupe sont à suivre de très près, avec une présence sur scène incroyable.
C'est avec beaucoup de générosité que les jeunes comédiens et musiciens de la Compagnie des 312 centimes nous donnent cet Opéra de Quat'Sous. Il y a certes quelques imperfections, dans la technique (des voix parfois couvertes par la musique trop forte, d'autres qui n'articulent pas assez) ou dans la mise en scène (trop de passages joués hors de la scène, dans le public, qui cassent le rythme sans raison évidente) mais l'exercice est quand même un beau succès, notamment : - une adaptation qui raccourcit la pièce d'une façon tout-à-fait respectueuse - les morceaux chantés en chœur sont particulièrement réussis, bien chantés et bien mis en scène.
Pour 2 Notes
Comme une bouchée apéritive, ce spectacle met l'eau à la bouche, même si on reste quelque peu sur sa faim. Le casting est très inégal, certains passages chantés sont à retravailler, mais quelques moments très réussis parviennent à nous emporter dans cet univers brechtien où l'intérêt individuel fait souvent la nique aux bons sentiments. Et quelques comédiens de la troupe sont à suivre de très près, avec une présence sur scène incroyable.
C'est avec beaucoup de générosité que les jeunes comédiens et musiciens de la Compagnie des 312 centimes nous donnent cet Opéra de Quat'Sous. Il y a certes quelques imperfections, dans la technique (des voix parfois couvertes par la musique trop forte, d'autres qui n'articulent pas assez) ou dans la mise en scène (trop de passages joués hors de la scène, dans le public, qui cassent le rythme sans raison évidente) mais l'exercice est quand même un beau succès, notamment : - une adaptation qui raccourcit la pièce d'une façon tout-à-fait respectueuse - les morceaux chantés en chœur sont particulièrement réussis, bien chantés et bien mis en scène.
Cartoucherie - Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
Navette : Sortir en tête de ligne de métro, puis prendre soit la navette Cartoucherie (gratuite) garée sur la chaussée devant la station de taxis (départ toutes les quinze minutes, premier voyage 1h avant le début du spectacle) soit le bus 112, arrêt Cartoucherie.
En voiture : A partir de l'esplanade du château de Vincennes, longer le Parc Floral de Paris sur la droite par la route de la Pyramide. Au rond-point, tourner à gauche (parcours fléché).
Parking : Cartoucherie, 2ème portail sur la gauche.