Marivaux publie L’Épreuve, pièce en un acte qui semble contenir tout ce qui caractérise la singularité dramaturgique de son auteur. Stratagèmes amoureux, quiproquos et travestissement, violence des sentiments, apparente légèreté des situations : les amours d’Angélique et de Lucidor s’imposent comme la quintessence de ce que les commentateurs nommeront « le marivaudage ».
L’intrigue est simple : Lucidor est tombé malade à la campagne, dans le château qu’il vient d’acquérir. Angélique, la fille de la concierge du château, s’est éprise de lui sans l’avouer, mais Lucidor a vu ses larmes. Revenant au château deux mois plus tard, il est décidé à épouser Angélique, s’il peut s’assurer qu’elle l’aime pour lui-même et non pour son argent.
La brièveté de la pièce traduit l’urgence d’un jeune homme qui veut savoir s’il est aimé sans savoir s’il vivra demain. Nourrie de cette approche romanesque, la mise en scène de Clément Hervieu-Léger de la Comédie-Française propose un nouveau rapport aux personnages, au-delà de la résolution absolue d’une forme théâtrale classique. À l’efficacité dramaturgique d’une comédie classique parfaitement construite répond le chaos intérieur d’une poignée d’individus incroyablement vivants. Nos contemporains.
Créée au château d'Eu le 24 janvier 2012, L'Epreuve part pour une longue tournée française et maruqe aussi le vrai retour au théâtre de Nada Strancar.
Il faut surtout tâcher de la sortir des différentes interprétations que la notion même de « marivaudage » a fréquemment suscitées. Entre une comédie « légère et pétillante » qui s’inscrirait dans un décor inspiré d’un tableau de Watteau ou de Boucher, et une satire cruelle dont l’absolue noirceur relèverait d’un sadisme avant l’heure, la pièce de Marivaux se révèle en réalité bien plus complexe que cela. En janvier 1738, juste avant d’entamer la rédaction de L’Épreuve, Marivaux publie la huitième partie de son roman La Vie de Marianne. On apprend par le compte-rendu paru dans Le Mercure de France de novembre 1740, que la jeune fille aimée de Lucidor s’appelait alors également Marianne. Ce n’est qu’au moment de l’édition de sa pièce que Marivaux fit changer le nom de l’héroïne de L’Épreuve et décida de l’appeler Angélique.
C’est en relisant la pièce de Marivaux à la lumière de son oeuvre romanesque que l’on peut comprendre la véritable singularité de L’Épreuve. Si l’on considère, en effet, Angélique et l’ensemble des personnages qui l’entourent comme des personnages de roman plus que comme des personnages de théâtre à proprement parler, l’enjeu de la représentation devient tout autre.
À une comédie parfaitement construite, au rythme impeccable, utilisant tous les ressorts de la dramaturgie classique, se substitue un récit plus tourmenté relatant les errances de six individus, de six solitudes. L’épreuve n’est plus alors la seule épreuve à laquelle Lucidor soumet Angélique mais l’épreuve de chacun vis-à-vis de lui-même. Le temps du théâtre est à réinventer. La brièveté de la pièce n’est plus le résultat d’un souci d’efficacité dramatique mais le rapport au temps d’un jeune homme malade qui veut savoir s’il est aimé sans savoir s’il vivra demain. Marivaux invente l’individu au théâtre, imposant son oeuvre de dramaturge au coeur du siècle des Lumières. Il met en scène des êtres aimants et souffrants, des êtres de chair, de rires et de larmes, des êtres incroyablement vivants. « La scène est à la campagne ». L’indication est lapidaire.
De la main de l’auteur de La Vie de Marianne et du Paysan parvenu, elle devient pourtant d’une infinie richesse. Il ne s’agit pas d’un décor pastoral aux couleurs poudrées, mais d’une nature aussi imprévisible et indisciplinée que les sentiments humains. En offrant son bouquet de fleurs à Lucidor, c’est son corps et son âme tout entiers qu’Angélique lui abandonne. Sous les traits d’Angélique se découvre soudain le visage d’une autre Marianne, celle que décrira Jane Austen dans Raison et sentiments, tombant dans les collines un jour de pluie et de vent…
Au delà de la résolution absolue d’une forme théâtrale classique, L’Épreuve semble donc bien être le début d’un nouveau rapport aux personnages de théâtre qui, empreint des premières aspirations romanesques, s’attachera désormais aux mouvements intérieurs de chaque individu. Mais en 1740, il est encore trop tôt pour le préromantisme et Marivaux, malgré le succès, choisit de se taire…
Clément Hervieu-Léger
« Mettant en scène un texte qu'il aime particulièrement, Clément Hervieu-Léger fait sourdre de la représentation la mélancolie, la cruauté et même le sadisme des personnages de l'écrivain de La Dispute. C'est très subtilement interprété par un groupe de comédiens à forte personnalité. (…) On rit, on pleure, on songe longtemps aux ravages de l'amour et aux raffinements vénéneux de la perversité. » Armelle Héliot
1, place de Bernard Palissy 92100 Boulogne Billancourt