Dostoïevsky lui-même confiait à propos de Lidiot quil avait " conçu lensemble du roman en vue de la scène finale ", ajoutant quil la trouvait " dune force unique dans lhistoire de la littérature ". Tout commence par une première rencontre, dans un compartiment de chemin de fer, entre deux jeunes gens qui sont aux antipodes lun de lautre et qui vont pourtant lier amitié : le prince Mychkine, qui revient dun long séjour en Suisse imposé par son état de santé nerveuse, et Rogojine, un jeune homme énergique qui lui parle au cours du voyage de sa violente passion pour la belle Nastassia Filipovna. Peu après leur conversation, Mychkine songe que Rogojine " épouserait Nastassia Filipovna du jour au lendemain. Mais il pourrait bien légorger une semaine après ". Plusieurs centaines de pages plus tard, la prédiction du prince sest réalisée. Lorsque Mychkine se rend chez Rogojine pour convaincre son ami de renoncer à son projet de mariage avec Nastassia, il ne sait pas encore que le corps de la jeune femme repose déjà dans la pièce voisine. Après avoir notamment traduit Le chevalier dOlmedo et Le livre de Spencer pour Lluis Pasqual, Zéno Bianu a imaginé de tirer de la scène ultime de Lidiot un huis clos étrange où une même minute peut confondre un fragment de passé et un éclat davenir, où un même lieu devient comme un reflet ou un écho dautres lieux possibles ou rêvés. Sous la direction du jeune metteur en scène Balazs Gera, Denis Lavant et Vincent Schmitt interpréteront la dernière nuit déchirante de deux amis de part et dautre dun cadavre invisible.
Radicalité du réalisme russe
La marque essentielle du mouvement intérieur qui se traduit dans le réalisme russe est la radicalité, lintensité illimitée et passionnée de lexpérience dans les personnages quil met en scène ; cest ce qui frappe dabord, et surtout, le lecteur occidental, spécialement dans les oeuvres de Dostoïevski, mais aussi de Tolstoï et des autres. Il semble que les Russes aient conservé une immédiateté de lexpérience devenue rare dans la civilisation occidentale du XIXème siècle. Un choc violent qui les atteint dans leur vie morale ou intellectuelle les bouleverse aussitôt jusque dans leurs instincts les plus profonds, et en un instant ils tombent dune existence régulière et tranquille, quelquefois presque végétative, dans les plus monstrueux excès, sur le plan pratique et intellectuel à la fois. Loscillation pendulaire de leur être, de leurs actes, de leurs pensées, de leurs sentiments semble beaucoup plus ample que dans le reste de lEurope [...]. Il y a quelque chose de monstrueux, surtout chez Dostoïevski, mais ailleurs aussi, dans cette transformation de lamour en haine, de lhumble abnégation en brutalité bestiale, de lamour passionné de la vérité en soif de jouissances vulgaires, de la pieuse simplicité en cruauté cynique. De tels changements se montrent très souvent chez le même individu, presque sans transition, selon deffrayantes et imprévisibles oscillations ; et chaque fois lindividu sy abandonne totalement, de sorte que dans ses paroles et dans ses actes se révèlent de chaotiques profondeurs instinctives, que lon connaissait à vrai dire aussi dans les pays occidentaux, mais que les écrivains se gênaient dexprimer, par détachement scientifique, sens de la forme et décence. Lorsque les grands Russes, et surtout Dostoïevski, furent connus en Europe centrale et occidentale, leur potentiel spirituel et la spontanéité de son expression firent leffet dune révélation sur les lecteurs qui entrèrent en contact avec ces oeuvres : elles seules leur parurent rendre possible le mélange du réalisme et du tragique.
Erich Auerbach : Mimésis, 1946
(tr. fr. Paris, Gallimard, 1968, pp. 514-515)
La psychologie de Dostoïevsky est infaillible, mais ses personnages au lieu dêtre plastiques sont sublimisés ; ils ont uniquement une âme, ils nont rien de matériel ; ce sont des sentiments qui se meuvent et quon meut, des êtres tout âme et tout nerfs, dont on oublierait volontiers quils ont du sang dans les veines. Dans les vingt mille pages que Dostoïevsky a écrites, il ne nous montre jamais ses personnages assis, mangeant et buvant ; ils sentent, ils parlent, ils combattent, ils ne dorment pas (à moins quils ne soient sous lemprise dun sommeil hypnotique), ils ne se reposent pas, ils sont fiévreux, ils pensent toujours. Jamais leur vie nest végétative, animale ; ils sont toujours agités, en pleine tension. Ils sont toujours en état de veille ; ils le sont beaucoup trop ; chez eux tout est au superlatif ; ils ont la presbytie intellectuelle de Dostoïevsky : ce sont des médiums, des hallucinés, ils sont atteints de télépathie ; ils prophétisent, et jusquau tréfonds de leur être ils sont imbus de psychologie.
Dans la vie la majorité des hommes ne se comprennent pas les uns les autres, de là leurs conflits entre eux et avec la destinée. Shakespeare, lautre grand psychologue de lhumanité, fonde la moitié de ses drames sur cet obstacle : lignorance innée, les ténèbres qui séparent les hommes [ ]. Les personnages de Dostoïevsky en savent trop ; chez eux point de méprise ; chacun a lintuition prophétique de son prochain ; ils se connaissent jusquau plus profond de leur âme ; ils se volent le mot de la bouche avant quil ait été prononcé et sarrachent la pensée au sein même de la sensation. Ils ont le pressentiment de tout, sans déception ni étonnement ; leur âme a lintuition mystérieuse des autres ; en eux linconscient, le subconscient sont hypertrophiés ; ce sont des prophètes, des visionnaires. Nastasia Filipovna, par exemple, sait quelle sera assassinée par Rogojine. Dès le jour où elle la aperçu, à lheure même où elle lui appartient, elle sait quil la tuera ; cest pour cela quelle le fuit ; et elle revient parce quelle désire que son destin saccomplisse. Depuis des mois elle sait de quel couteau on lui transpercera la poitrine ; Rogojine aussi le sait et même Mychkine qui se met à trembler, un jour quen causant Rogojine joue avec ce couteau.
Stefan Zweig : Trois maîtres
(1919 ; tr. fr. Paris, Belfond, 1988, pp. 238-240)
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