Un texte-paysage
Ce que personne d’autre ne sait
« Seulement un peu de désordre dans le reflet »
Entretien avec Claude Régy
Note
Infatigable découvreur d’œuvres nouvelles, Claude Régy poursuit son exploration des écritures nordiques. Vesaás est un écrivain rare, intensément original. La Barque le soir est la quintessence d’un texte-paysage où résonnent à chaque page des formules qui troublent et interrogent sans pourtant tout à fait surprendre, en attente de lecteurs qui sachent écouter.
L’un des chapitres de La Barque le soir, « Voguer parmi les miroirs », suscita en Régy, dès le premier abord, un intérêt qu’il qualifia lui-même d’obsessionnel. Un flux de mots s’y fait pareil à un fleuve où se charrie un état étrange, indécidable : l’au-delà et ses figures jamais nommées (Charon, Cerbère, la barque du Styx) empiètent sur les frontières évanouissantes d’un corps et d’un esprit qui s’abandonnent à la dérive, très loin des certitudes de la conscience.
Adaptation par Claude Régy du texte Voguer parmi les miroirs, extrait du roman de Tarjei Vesaas La Barque le soir, traduit du norvégien par Régis Boyer.
Dans ce texte s’invente un univers vierge parce que se brouillent continûment les frontières : monter et descendre, toucher le fond parmi la vase, émerger à la surface – à peine un quart de visage, le nez seul peut-être. Respiration – très peu d’air – asphyxie – lutte farouche pour l’interrompre.
Ce qu’on ressent, c’est le trouble constant de l’absence de démarcation. « Pas une mort violente, mais une mort profonde, silencieuse. » Une vie profonde, silencieuse. C’est l’écho qu’on entend au loin. A demi cadavre, un homme dérive accroché, d’un bras, à un tronc d’arbre qui flotte à la surface d’un fleuve. Il dérive vers le sud « comme une conscience blessée. »
Des choses qui viennent d’une autre existence – la sienne sans doute en un autre temps – se déchaînent sur lui. A moins qu’il s’agisse des manifestations d’une existence extérieure à la sienne. Il s’agit en tout cas d’un déchaînement de forces qui s’opposent à lui, contraint comme il est de s’abandonner au courant. Vesaas laisse de grands espaces de liberté où peuvent jouer les clés secrètes de notre conscience.
Il écrit un pur poème et nous le ressentons illimité. Pour l’homme qui navigue – étrange navigation – son reflet dans l’eau et sa propre place tout contre la mort peuvent dire – c’est un moment unique – ce que personne d’autre ne sait. Un cheminement lent au bord de l’inconnaissable.
L’ultime ne finit pas. C’est une ouverture – pour un temps prolongé – à une libre coexistence de la vie et de la mort. Une sorte de permanence est donnée au passage du seuil qui cesse, par là même, d’être fatal et émotionnel. C’est une aventure du corps et de l’esprit, une expérience à l’extrême du vivant, dans le moment infiniment dilaté de sa rupture. La dilatation permet l’observation au-delà même du savoir.
Claude Régy, mars 2013
Un appel : viens !
Pas encore tout à fait prêt, ses pieds sont encore comme fixés par-derrière dans ce qu’il a foulé.
Viens donc !
Il reste désemparé, il ne sait pas ce qui est dessus et ce qui est dessous. Voilà ce que les miroirs ont fait de lui. Mais il ne se laisse pas glisser encore. Descends, dit-on, d’un ton amical et insistant. Il se penche plus profondément, plus loin.
Viens ! dit-on, c’est le meilleur mot que l’on puisse entendre.
Les traits du visage, là, en bas, dans l’eau sont sur le point de perdre leurs formes ordinaires, celles-ci sont amincies par le rude effort. Ne reste que ces deux yeux et ce qui participe à cette agression contre lui.
Il ne sait pas que c’est sa propre attraction et séduction qu’il subit de la part de cette tête dans l’eau. Il la regarde comme un étranger, un étranger amical et de bon vouloir.
Le meilleur mot s’approche de son côté. Il est double, il y a un écart toujours plus court entre haut et bas. En fait, il s’approfondit, en fait, il sombre un peu tout le temps, une chose importante, çà et là, s’éteint.
Mais qu’est-ce qui est important et qu’est-ce qui ne l’est pas quand vos propres traits se dissolvent ? Celui qui s’est éreinté sur la pente escarpée n’a pas d’opinion sensée là-dessus.
Le meilleur mot venu d’en haut et d’en bas se présente et tout est prêt pour l’action. Il ne voit pas la limite précise qu’il franchit. Ses pieds se mettent à glisser hors de leur position ferme, ils le font sans aucun signal venu d’aucune centrale.
Il ne se rend même pas compte que c’est lui-même qui glisse vers le bas en cet instant. Parce que cela donne tout autant l’impression de monter.
Mais c’est vers le bas qu’il est en train de marcher. Tout ce qui le retient en haut doit progressivement lâcher prise.
Il glisse vers le bas aussi silencieusement qu’une ombre peut glisser dans un gouffre. Il n’était pas haut, il était exactement au-dessus de la surface de l’eau. Cet événement ne fera pas de cercles dans l’eau, seulement un peu de désordre dans le reflet, voilà tout. Cela se passe doucement, haut et bas ne changent pas de place, pour commencer.
Il a lâché la dernière prise.
Ses pensées s’enlacent pour former un chaos sans espoir. Il se laisse glisser, effrayé que son visage se soit dispersé alors qu’il regardait. C’est naturel de glisser dans l’eau. On est déjà l’autre, celui qui appelait.
Le passage se remarque à peine. Un petit accès de froid venu de quelque part. L’oeil qui a provoqué le voyage n’est pas là. Les pensées de ce qui l’a amené ici non plus ne sont pas là. A présent, il y a un bruissement de nouveautés qui explosent au-dessus de lui.
Après Brume de Dieu, pièce tirée du roman Les Oiseaux, vous poursuivez votre exploration de l'écriture de Tarjei Vesaas avec La Barque le soir. D'où est venu le désir de prolonger votre travail sur Vesaas ?
Claude Régy : La lecture de La Barque le soir m'a beaucoup frappé. L'écriture y est très différente de celle de ses romans antérieurs. D'oeuvre en oeuvre, l'écriture de Vesaas n'a cessé de se chercher, de se transformer ; elle ne s'est jamais fossilisée dans un « style ». On a l'impression que pour lui, chaque oeuvre nécessitait l'invention d'une nouvelle langue. La Barque le soir est son dernier livre, et là, il atteint l’épure. Je crois que c'est cette avancée qui m'a donné envie de poursuivre, d'essayer moi aussi — avec lui — d'aller plus loin.
Ce qui m'a convoqué en premier lieu dans La Barque le soir, c'est le caractère de l'écriture – pleine de sautes, de soubresauts. Ce caractère fragmentaire se manifeste aussi bien au niveau du livre lui-même – composé de textes juxtaposés – que dans le rythme des phrases et le rapport des images. Pour lire Vesaas, il faut accepter de se perdre, attendre que se perçoivent les fils par quoi les choses se raccordent. Ce qui est surprenant, c'est que Vesaas donne à ce livre le nom de « roman », alors que formellement, on dirait plutôt des nouvelles : ce sont des morceaux de souvenirs personnels, une traversée de son être par éclats, qui parvient à toucher quelque chose d'un au-delà de l'inconscient. Je crois que Lacan parlait d'une région au-delà de l'inconscient qui resterait un mystère. C'est de cette région-là que Vesaas s'occupe – cherchant à en laisser affleurer quelque chose dans ses mots. Dans La Barque le soir, l'écriture se fait extrêmement secrète, elle va plus loin que jamais dans l'exploration des régions enfouies de l'être.
Ce qui m'a frappé également, c'est le refus d'opposer les contraires. Rien n'est univoque. Les choses s’inversent sans cesse. Dans le texte que j'ai choisi de traiter, « Voguer parmi les miroirs » — il est issu du livre La Barque le soir — on suit une conscience qui coule, qui touche le fond – on est emporté avec elle, happé par une force qui nous précipite dans une eau sombre, asphyxiante... Mais, sans que l'on sache comment, un courant finit par faire remonter l'homme à la surface, où il s'accroche à un tronc d'arbre qui flotte là. Vesaas invente alors une navigation étrange, entre deux eaux : la dérive d'un être qui n'est plus tout à fait conscient – qui est qualifié de « demi-mort ». Une vie à peine maintenue hors de la mort... C'est cet état ambigu, qui m'a attiré, fait de mort et de vie, d'obscurité et de lumière, unifiant le fond et la surface. Toujours entre. L'individu anonyme qui dérive ainsi n'a plus de forces, sa conscience erre de sensation en sensation, entrevoit des lumières, entend des bruits. Sa parole même est perdue : à un moment, il entend un chien, et il en vient à lui répondre en aboyant. Même à cet endroit – celui du langage – le texte dessine une frontière vacillante entre l'humain et l'animal, le silence et la parole...
Cet état qui intéresse Vesaas produit une béance du sujet : à mesure que la conscience rationnelle s'amenuise, l'univers perceptif s'élargit à un monde parallèle fait de reflets, d'illusions...
Claude Régy : Oui, le noyé plus ou moins rescapé a des visions, il entend des bruits. Il bascule entièrement du côté de l'imaginaire. L'écriture cherche à restituer ce passage très fragile entre « l'imaginaire pur » et ce qu'on appelle le réel, ou entre la « normalité » et ce qu'on appelle la folie. En effet, comme dans Les Oiseaux, on retrouve là – à un autre niveau, moins lisible, plus enfoui – cette friabilité qui m'intéresse beaucoup entre la maladie mentale et l'état dit « normal » de l'esprit, ce qu'on appelle la normalité. Cette frontière, il s'agit de la faire vibrer : la conscience vacille au bord de l'hallucination. Oui, un au-delà : on pourrait parler d'un au-delà du langage, mais on pourrait presque dire un au-delà de tout. A partir d'un monde apparemment simple, Vesaas nous renvoie à la part la plus indéchiffrable de nous-mêmes.
L'état prolongé d'extrême proximité avec la mort — dépeint dans ce texte — permet d'approcher quelque chose comme un secret absolu — à la frontière du connu et de l'inconnu. En dilatant les bords de la vie, Vesaas nous fait entrevoir ce qui reste habituellement invisible. Du coup, c'est une exploration tout à fait unique à laquelle je convie les spectateurs. Bien entendu, il faut que les spectateurs désirent vivre cette expérience – qui ne sera pas de l'ordre de l'agrément ou du divertissement, mais de la recherche : en essayant de comprendre comment l'écriture se fait, s'invente, se régénère, le spectateur est invité à écrire lui-même une part de l'oeuvre. J'espère qu'à partir de choses qui ont l'air très personnelles à l'étrange navigateur, des recoupements auront lieu, des correspondances avec nos vies, la complexité de notre nature.
Ce qui est frappant dans cette écriture, c'est que les correspondances que vous évoquez émergent par les liens manquants, par les vides.
Claude Régy : Oui, c'est très important, il faut insister là-dessus. C'est une écriture qui repose sur le manque. Cela m'attire parce que je pense faire un théâtre fondé sur le manque. Selon moi, il faut qu'il y ait un manque dans la représentation pour toucher à la réalité du théâtre. La question est : comment représenter, comment transmettre quelque chose si on se prive des moyens de la représentation ? J'ai envie de répondre : en se privant des moyens habituels de la communication, Vesaas invente une voie d'expression tout à fait unique, une voie que j'aimerais emprunter à mon tour.
Brume de Dieu était un monologue, pour lequel vous aviez extrait un fragment du roman Les Oiseaux. Comment avez-vous procédé avec La Barque le soir, et quel rapport au texte s'en dégage ?
Claude Régy : Le travail des gens de théâtre – qu'ils soient acteurs, metteurs en scène, scénographes, créateurs lumière – porte essentiellement sur les différents niveaux imaginaires du texte, sur la manière de les révéler, de les faire entendre. Mais en creusant la matière de La Barque le soir je me suis aperçu que le théâtre exigeait de ne pas épuiser les facultés réceptives et créatives du spectateur. J'ai donc décidé de procéder à une sorte d'adaptation, qui s'est faite progressivement, par étapes. Pour qu'il soit possible d'entrer dans cette écriture, une brièveté relative du texte est tout à fait essentielle. La beauté du spectacle se manifeste à partir du texte, mais pour aller au-delà – dans les manques, les blancs, les silences. Il faut rétablir ce temps de non-écriture, ce temps où on « parle avec le silence » ; réussir à créer les conditions nécessaires pour que les mots préparent le terrain à « un silence qui parle ». D'où la nécessité de faire des syncopes, d'opérer des coupes, d'accentuer l'expression par le silence. C'est un aspect que soulève Régis Boyer, le traducteur de Tarjei Vesaas : les peuples scandinaves ont un rapport très particulier au silence. Ils peuvent rester ensemble des jours entiers sans qu'une parole ne soit dite. Pour eux, le silence est une forme de langage. Comme dirait Henri Meschonnic, ce n'est pas un « arrêt » du langage, mais bien une catégorie à part entière du langage. Cela peut paraître très théorique, mais c'est pourtant un aspect que l'on peut éprouver matériellement, physiquement au théâtre. Le travail du texte concerne trop souvent le débit, la virtuosité, le jeu, l'agitation – ce que certains appellent le rythme, mais qu'ils confondent avec la vitesse... On a pu se moquer dans mon travail de cette extrême lenteur, de ce goût du silence. Pour ma part, j'ai choisi d'être du côté de la non-expression voire de la non-représentation, et de me servir essentiellement de la lumière, du son, du texte — donc de l'acteur — et du silence.
Régis Boyer cite cette autre belle phrase de Vesaas : « à qui parlons-nous lorsque nous nous taisons ? ». J'entends là, secrètement, une analogie avec votre travail théâtral. À la fois un silence qui parle, et une adresse indécise.
Claude Régy : Je crois que le silence a une force très grande. Je ne peux travailler que dans le silence. Il est très important que les gens qui sont là, avec moi, ne fassent pas de bruit, qu'il n'y ait pas de conversations. Pour Brume de Dieu, j'avais même demandé aux ouvreurs et aux ouvreuses d'obtenir le silence avant que la représentation ne commence. C'est une véritable préparation au spectacle. Si les spectateurs abandonnent le brouhaha de la vie quotidienne, les problèmes qui les agitent, je pense qu'ils peuvent pénétrer beaucoup plus profondément dans l'univers de Vesaas. Je ne voudrais pas que cela paraisse abusif ; c'est plutôt un sas permettant de véritablement écouter : écouter ce langage qui, par des bribes, exprime des pans entiers de l'être.
À propos de silence, le jeu de l'acteur dans Brume de Dieu était très radical : on avait l'impression qu'il arrachait chaque mot au silence, à l'issue d'un effort presque surhumain.
Claude Régy : Brume de dieu a été un processus très particulier. En un sens, le jeune acteur avec lequel j'ai travaillé, Laurent Cazanave, m'a dépassé dans la lenteur. En l'écoutant, j'ai d'abord pensé que ce débit serai insupportable, que l'on cesserai de comprendre. Et petit à petit, je me suis laissé imprégner, et je l'ai laissé travailler à son propre rythme. Je crois qu'il a senti d'instinct que s'il disait le texte autrement, il risquait de le massacrer, c’est-à- dire de ne pas laisser s'exprimer ce qui y est déposé – qui ne remonte à la surface qu'à condition de n'opposer aucune résistance. C'est une indication majeure que je lui ai donnée : au lieu de vouloir faire, se laisser traverser.
Laisser faire les mots, le rythme, les sons, ne pas essayer à tout prix « d'avoir des idées ». C'est une chose que Jon Fosse – lui-même disciple de Vesaas, et que j'ai plusieurs fois mis en scène – explique très bien : l'essentiel, lorsqu'on se met à sa table de travail pour écrire, c'est d'écouter. Ne surtout pas chercher à remplir. Jon Fosse ajoute que le metteur en scène, comme l'écrivain, doit écouter avant d'agir – ainsi que l'acteur. C'est une très grande leçon de théâtre. Remplacer l'activité par la passivité. Reconnaître une vertu créatrice à la passivité. Laisser des choses arriver, se condenser, se manifester.
Pour La Barque le soir, vous avez décidé de travailler avec plusieurs acteurs. Comment se manifeste cette pluralité : allez-vous travailler à la manière d'une structure chorale, faisant ressortir différents niveaux d'interprétation du texte ?
Claude Régy : Non. A vrai dire, les autres acteurs seront des présences muettes, ayant valeur de signes : des démultiplications du sujet qui parle – mais aussi des démultiplications des spectateurs ou des lecteurs. Pour moi, cela signifie que le travail se fait à plusieurs, qu'il est tramé d'échos atteignant une collectivité. Ces acteurs, on peut les voir comme une sorte de Choeur muet, un Choeur de reflets en miroir. Par ailleurs, je voudrais travailler aussi avec des images. Ce ne seront pas des images fixes, réalistes, mais des images flottantes, non reconnaissables, construisant une sorte de monde sous-marin où des formes apparaissent et se transforment ; comme un écho au texte, où l'on ne sait jamais si ce qui se produit est réel, imaginaire, halluciné...
Tout le texte est fondé sur un état semi-conscient, proche du sommeil, peuplé de processus inconscients. J'aimerais que le public sorte du spectacle en ayant l'impression d'avoir rêvé. Quand nous nous souvenons de nos rêves – sans savoir si le souvenir est exact ou déformé – c'est souvent avec étonnement, avec l'impression que ces images nous sont étrangères. Il y a en nous un être sans manifestations tangibles, visibles. Tout l'enjeu du théâtre est de se laisser aller à l'écoute de cet être.
Cet être au-delà du conscient, Henri Michaux l'appelait le « lobe à monstres »...
Claude Régy : C'est une belle expression. Je voudrais créer un univers qui évoque la possibilité de monstres intérieurs.
Après le travail avec Laurent Cazanave sur Brume de-Dieu, comment avez-vous choisi l'acteur pour La Barque le soir ?
Claude Régy : Il s'agit de Yann Boudaud, un acteur qui a travaillé avec moi pendant six ans – par exemple dans La Mort de Tintagiles, Holocauste, Mélancholia, Quelqu'un va venir. L'écriture de Vesaas, qu'il ne connaissait pas, l'a énormément attiré. Nous avons commencé à explorer le texte ensemble avec plus d'un an d'avance.
On a souvent le sentiment en lisant cette écriture que quelque chose d'imminent se prépare – un événement « presque-là », qui ne cesse de vouloir se manifester sans jamais « arriver ». Ce sentiment me semble assez proche de votre manière d'aborder la scène comme un horizon : une approche sans finalité, dont le but resterait voilé...
Claude Régy : Oui, la thématique de l'approche – quel que soit le nom donné à ce que l'on approche. La sensation de se trouver au seuil. A la bordure des choses. Il y a une phrase dans Les Oiseaux qui, pour moi, incarne ce flottement, cette lisière : « il entrevit quelque chose qu'il ne comprenait absolument pas ». Il entrevit – toujours prudent – quelque chose – c'est très vague – qu'il ne comprenait absolument pas. Je l'interprète comme l'idée qu'il peut y avoir une perception au-delà de la compréhension. Il me semble que la volonté de sens à tout prix limite la perception. Ce qu'on ne comprend pas, malgré tout, parle et nous dit quelque chose. C'est par la fréquentation de l'inconnu qu'on peut ouvrir certaines portes dont on n'avait pas forcément conscience. Si les spectateurs ne comprennent pas tout dès les cinq premières minutes, ce n'est pas grave. Il faut apprendre la patience. Dans une période de retour à l'amusement, ou à une violence exacerbée, il me paraît très important de ménager des espaces où rien n'est donné à l'avance. Des espaces où le non-résolu prédomine. Des espaces où le public demeure dans une possibilité d'imagination personnelle.
Propos recueillis par Gilles Amalvi (pour la création en septembre 2013)
Un mathématicien – Alain Connes – pense que la plupart des énoncés mathématiques qui sont vrais sont en fait indémontrables. Il pense qu’il y a des choses vraies mais qu’on n’arrive pas à percevoir. Un astrophysicien – Michel Cassé – pense, lui, qu’il n’y a aucune raison de nier l’existence de ce que nous ne pouvons pas percevoir et dont nous ne pouvons parler. Ce dont on ne peut pas parler, il faut l’écrire, dit Derrida. Il semble que, par intuition, Vesaas soit proche de ces chercheurs. Pour eux tous, le matérialisme est une idée un peu naïve parce que la théorie du matérialisme se fonde sur une compréhension partielle des choses : elle identifie le réel au matériel. Erreur réductrice.
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