Un couple improbable : Fiodor Dostoïevski & le Théâtre
Monologue : mise à l’épreuve du comédien
Quelques mots sur La Douce et Dostoïevski
Dostoïevski n’a jamais écrit pour le théâtre mais ses grands romans ont tous été adaptés pour la scène. Dostoïevski fascine le théâtre. A n’en point douter la presque insoutenable humanité de ses figures de roman (Raskolnikov, Sonia, Rogojine et L’Idiot et les autres…) les vouait à devenir un beau jour personnages sur une scène. Dostoïevski est devenu, à son corps défendant peut-être, un grand classique du théâtre.
Il ne serait peut-être pas vain de se demander pourquoi au sortir d’un théâtre du XXème siècle à l’histoire si féconde, prolixe et contradictoire, à l’entrée d’un troisième millénaire pour le moins cynique d’arrogante incertitude, pourquoi, donc, nourrie et fécondée de Th. Bernhardt, Brecht et Samuel Beckett, Sarah Kane, E. Bond, B.M.. Koltès et de tant d’autres, toute une « modernité » de pratique théâtrale semble à ce point y retrouver son compte dans l’œuvre d’un des écrivains phares du 19ème siècle et en plus, pas même un auteur dramatique.
A l’heure où le théâtre réussit si souvent, mais parfois aussi peine à raconter la souffrance des êtres et l’inadmissible laideur des continents et des villes, nous voudrions payer hommage et tribut à l’œuvre d’un des plus immenses témoins de la misère humaine, un génie visionnaire qui un jour osa prophétiser par la voix de son « Idiot » cette sublime et provocatrice incongruité : « La Beauté sauvera le Monde »…
"Mais me trouvai-je bien moi-même là où était mon âme ?" F. D., La douce
Ceci est avant tout un projet de comédien. D’une rencontre « coup de foudre » avec un texte est venu le désir -ô combien vital !- de retourner à l’essentiel du théâtre : un acteur sur une scène tout simplement. Conjuguer le minuscule et l’infini, l’immense et le rudimentaire.
La Douce a connu plusieurs fois les faveurs de la scène et aussi donné dans les années 70, matière à un admirable film de Robert Bresson. A sa manière, indéfinissable et qui ne se laisse cataloguer dans aucun genre, ce texte est un discret classique du théâtre. Les grands textes classiques ont cette impitoyable générosité : ils mettent en demeure l'homme de théâtre qui se hasarde sur leurs terres d'avouer qui il est, ils nous condamnent à nous connaître nous-mêmes encore un peu plus, un peu mieux...
Louis Jouvet disait : « Une mise en scène est un aveu… » Toute création sur les planches, rôle ou mise en scène, serait peut être une sorte d'involontaire autobiographie, pudique et masquée. Que dire alors quand, en plus, le moment de théâtre est un monologue ? Quand un incongru « moi tout seul sur la scène » ose vouloir se faire épopée à visage et corps humain, saga, légende vivante, obstinément vivante. Serait-ce une très contemporaine survivance du récitant ou du messager des tragédies antiques ? Et c’est tellement beau d’être tout seul sur scène face à la meute effrayante et taciturne des spectateurs. Sans doute aussi est-il parfois bon d’en passer par-là pour questionner encore et encore le mystère fécond et sans réponse du théâtre et de l’art de l’acteur.
Le texte de cette nouvelle ou, si l’on préfère, de ce bref roman sonne le plus souvent comme un authentique monologue de théâtre. L’argument en est rudimentaire autant que brutal.
Le narrateur, un usurier, s’éprend d’une de ses « clientes », jeune fille de seize ans. Il l’arrache à la misère, l’épouse, puis la soumet au despotisme d’un amour maladif. Elle le prend en haine, sombre dans le désespoir et se suicide. Tour à tour s’accusant et se justifiant, le narrateur, un « Je » dont nous ne saurons jamais le nom, dépose devant nous comme s’il apostrophait un tribunal imaginaire. Il va et vient à côté de la table où gît sa dépouille à elle, une « elle » dont nous ne saurons jamais le nom. Pataugeant au cœur même de l’inexpliqué, aux extrêmes lisières de l’invivable, ses introspections bavardes et tourmentées n’éclaireront rien mais bien plutôt nous englueront dans une torturante incertitude. Commencée avec une question, la nouvelle se clôt sur la même question : Je vais devenir quoi ?
Comme si une absurde excursion aux confins des ténèbres et de la détresse était le juste prix à payer pour peut être, un jour, espérer remonter à la lumière. C’est un des plus magnifiques paradoxes de l’œuvre Dostoïevskienne, gigantesque et peuplée de tant de personnages dits monstrueux, déviants ou désespérés, s’y profère une des plus définitives paroles d’amour et de confiance jamais dédiées à la créature humaine.
Le projet de théâtre qui se donne ici même à lire et à rêver voudrait participer à cette parole, tenter de lui donner corps et voix, d’en faire offrande à celles et ceux qui accepteront d’en être spectateurs.
21, avenue du Maine 75015 Paris