La fille de Abbas est une adaptation théâtrale qui fait se croiser trois entretiens : deux - La malédiction et L’émancipation- menés par Abdelmalek Sayad et parus dans La Misère du Monde, ouvrage publié sous la direction de Pierre Bourdieu (Ed.du Seuil, 1993), et un issu de Histoire et recherche identitaire (ed. Bouchene, 2002) dans lequel Abdelmalek Sayad livre sa position de fond.
Abbas, dans la Malédiction, ouvrier retraité, prend la parole et fait le point sur sa vie. Farida, dans L’émancipation, témoigne de sa condition de femme issue de l’immigration. Le personnage de Abdelmalek Sayad intervient naturellement en son nom propre. Cette constitution de propos, outre qu’elle favorise la théâtralité et le dynamisme scénique, est aussi un formidable outil d’analyse pour qui s’intéresse aux questions de l’émigration-immigration (El Ghorba), posées ici hors des sentiers battus.
Un jour en 1951, malgré la malédiction de son père, Abbas a quitté l’Algérie pour la France. C’est là, sur ce sol à la fois étranger et d’accueil qu’il a construit sa vie. Mais la vie d’un travailleur immigré qu’est ce que c’est ? D’émigré, Abbas est devenu un immigré ; d’origine paysanne il est devenu ouvrier ; de rural, il est devenu citadin. Aujourd’hui à la retraite il fait le point, il n’oublie rien…
Farida aînée d’une famille nombreuse a 35 ans. Elle est émancipée. Mais ce ne fut pas facile d’arriver à cela. A force de courage elle a détourné le destin tout tracé qui l’attendait. Elle s’en est sortie et est même arrivée à pardonner. Dans certaines conditions, la réflexion sur soi ne constitue-t-elle pas la seule sauvegarde possible, voire la forme suprême de la victoire remportée contre les misères de la vie.
Dans son hommage au chercheur, Pierre Bourdieu rappelle que Abdelkader Sayad, devenu directeur de recherche au CNRS à Paris et décédé en 1998, avait compris dans les années 70 qu’il était fini le temps où le travailleur importé repartait dans son pays d’origine, nanti de son pécule. Il a rappelé que ces personnes étaient aussi, et peut-être avant tout, des émigrés, et que l’on avait quelque chance de comprendre leurs destinées qu’à condition de mobiliser tout un capital de connaissances ethnologiques et sociologiques sur leur pays d’origine, c'est-à-dire ce que lui-même a accumulé toute sa vie.
Entre ses mains, « l’immigré » fonctionne comme un formidable outil d’analyse de l’inconscient social, et l’œuvre qu’il laisse enferme les principes d’une politique lucide et généreuse qui devrait s’imposer à tous ceux qui prétendent légiférer en des matières trop souvent abandonnées à la démagogie.
« Le choc des cultures, celui des générations, des sexes et des traditions : tout surgit limpide, dans une simplicité d'espace et de jeu. L'état de crise est là, constaté, jaugé mais pas forcément jugé. Respecté, plutôt. Au centre, l'indépendance de cette fille agira comme signal emblématique de cette crise, cette vaste remise en question. Focus alors sur les questions plus larges que suscite celle de l'immigration : celle d'une société tout entière, dans son fonctionnement. Dans la forme, puisque le texte est très dense, puisque témoignages et discours forgent ici le théâtre, l'option de la simplicité évite l'écueil de la lourdeur. Cette densité requiert forcément encore du rodage pour ce spectacle qui ira certainement grandissant. Qui en tout cas répond pleinement et subtilement aux intentions du metteur en scène : répondre à un "public inquiet de comprendre ce qu'il y a dans la tête de l'Arabe", mais aussi comme "mémento pour les enfants et les petits-enfants de tous les Abbas". » Sarah Colasse, La Libre Belgique, 24 février 2005
« Pas d’éclats de voix : juste de la colère, de la fureur, des larmes parfois. Face à nous dans une scénographie qui révèle peu à peu ses surprises, les protagonistes vont longuement prendre la parole, comme pour une confidence. Le père, joué par Lotfi lui-même, magnétique, dit son sentiment de perte, de nostalgie. "Le temps m’a vaincu, mais pas convaincu", lance un homme qui, las de s’accrocher à ses principes, a décidé de tolérer l’évolution de ses enfants. Sa fille, incarnée avec émotion par Séloua Mhamdi, confie sa douleur d’avoir grandi sous ce flot de questions. Et la parole du sociologue, relayée par Amid Chakir (un peu fragile dans ses mots), résume bien le grand écart entre ces sentiments. La fille de Abbas, malgré son côté verbeux est un spectateur bouleversant, parce qu’il se confronte à la question de l’identité. Qui sommes-nous ? C’est la plus vieille question de l’humanité. Et toujours la plus brûlante. » Laurent Ancion,Le Soir, 28 février 2005
46, rue Quincampoix 75004 Paris