Un château au milieu d’un parc, en automne, à la tombée du jour. À l’extérieur, une chasse à courre. À l’intérieur, enfermé dans une chambre, un jeune couple : Carine et Frédéric. Leur « nuit » de noces dure depuis vingt-quatre heures. Une nuit de noces à la hauteur de l’interminable séparation qui avait jusque-là empêché leur union. Cinq longues années que Carine aura passées dans un couvent, ne rencontrant Frédéric que clandestinement, en « faisant le mur ». Pourquoi la Mère de Carine l’a-telle contrainte à cette séparation ?
La porte de la chambre s’ouvre enfin. Frédéric s’absente une heure pour rendre visite à sa mère malade. Le Chasseur, propriétaire du château et oncle de Carine, met alors en place avec les invités de la noce un étrange bal masqué qui permettra aux couples de se mêler, de s’interchanger au gré de leur fantaisie dans un jeu anonyme.
Quel rôle Frédéric et Carine, la jeune fille folle de son âme, seront-ils invités à jouer dans ce jeu dangereux ? Leur amour absolu y survivra-t-il ?
Cela fait longtemps que je tourne autour du théâtre de Crommelynck.
Au Rideau (maison attachée aux écritures belges qui a joué Crommelynck à plusieurs reprises), j’ai programmé en 2009 Le Cocu magnifique que Vincent Goethals a monté et coproduit avec sa compagnie Théâtre en scène. Lorsque Vincent a été nommé à la direction du Théâtre du Peuple de Bussang, il m’a proposé de mettre en scène dans sa saison belge un Crommelynck. Nous sommes tombés d’accord sur cette pièce étrange et fascinante : Carine ou la jeune fille folle de son âme, que nous jouerons sous le titre La jeune fille folle de son âme. J’aime Crommelynck pour plusieurs raisons.
Tout d’abord sa langue. D’une inventivité poétique étourdissante, elle fait le grand écart entre raffinement et truculence. Ses qualités sont proprement shakespeariennes, ce qui est rarissime dans la langue de Molière. Même si Crommelynck s’en défendait, il est clair que seul un Belge pouvait malmener le français de cette façon pour en extraire une sève si enivrante !
Sur le plan de la dramaturgie, Crommelynck est un architecte de génie. Si sa langue est touffue et échappe constamment à la rationalité, la construction de ses textes relève d’une maîtrise quasi scientifique. La tension qui naît entre cette langue bouillonnante et cette science de la structure est tout à fait singulière et constitue un défi permanent lancé à la scène. Si Crommelynck est un formidable inventeur de langue, son théâtre, à la différence de la grande majorité de la production francophone de l’entre-deux-guerres, échappe complètement au théâtre de conversation, qu’il soit de tendance boulevardière, psychologisante ou philosophique. Car la langue de Crommelynck appelle le corps et s’enracine en lui. Le corps, et en particulier le corps désirant, est au centre de sa dramaturgie.
Si l’on renonce à la majorité des didascalies de Crommelynck, qui ancrent un peu lourdement son théâtre dans une pratique théâtrale pouvant paraître compassée, et si l’on s’empare de sa langue avec gourmandise, la laissant contaminer nos corps, on réalise tout ce que le caractère audacieux, électrique, incisif et démesuré de ce théâtre peut apporter à la scène contemporaine. Crommelynck, si l’on en fait bon usage, est un des auteurs qui met le plus à mal les conceptions à la mode, faciles et intellectuellement paresseuses, qui opposent texte et corps, tradition et modernité…
La jeune fille folle de son âme explore à mon sens la question : que faire de mon corps et du désir qui l’habite ? Elle inscrit en outre cette question dans ce qui s’apparente à un récit d’initiation. Deux groupes réunissent en effet la plupart des personnages : un groupe de jeunes gens à peine sortis de l’adolescence, et un groupe d’êtres plus mûrs (Pierre Piret a eu raison de souligner les parentés entre le texte de Crommelynck et L’éveil du printemps de Wedekind, même si le texte de Crommelynck est comme l’envers de celui de Wedekind). Les jeunes gens sont dans une dynamique de découverte du désir et de la sexualité. Les êtres mûrs semblent tous pris dans une dynamique de reconquête de ce désir, dont ils ont perdu à tout jamais la fraîcheur, le caractère de première fois : comment maintenir ou reconquérir le désir vivant, avec tout ce que cela implique de subterfuges et de jeux fantasmatiques ?
Parmi les jeunes gens, outre Carine et Frédéric, il y a Nency, Christine, Eliane et Evelyne. Parmi les êtres mûrs, il y a le Chasseur (oncle de Carine), la Mère de Carine et Brissague, amant de la mère de Carine.
A ces deux groupes, s’ajoutent les Masques, figures du désir anonyme, dont on ne peut évidemment définir précisément les âges, et les serviteurs au premier rang desquels la Gouvernante et le Valet de chiens. Serviteurs qui, comme souvent chez Crommelyck, jouent un rôle clef et ambigu. A l’intérieur de chaque groupe, les différents personnages de la pièce se définissent par une certaine position vis-à-vis de cette question du corps désirant : découverte joyeuse de la sexualité (Nency), désir homosexuel non assumé (Christine), désir et passion vécus comme une chaîne (la Mère), manipulation du désir des autres et voyeurisme (le Chasseur) etc.
Frédéric, tout comme Carine, attache son désir à l’être aimé, mais à la différence de Carine, il se révélera faillible sur le plan de la fidélité à son désir : il a couché avec Nency pendant que Carine était au couvent. Au cours de la pièce, Frédéric manifestera également une jalousie d’une grande violence vis-à-vis de Carine (on trouve chez lui des échos au Bruno du Cocu magnifique, pièce antérieure de Crommelynck). Indissolublement lié à Carine, il la rejoindra dans la mort.
Carine est celle pour qui le désir physique, assumé et bien réel (bien qu’ayant passé cinq ans au couvent, Carine n’a rien d’une sainte-nitouche : sa nuit de noce dure 24 heures !) est attaché à un seul objet : Frédéric. L’amour qu’elle porte à celui-ci s’apparente à un amour divin. Carine dit : « Je suis au-dessus de l’amour » et « Frédéric n’est pas un homme » (réplique qui donne lieu dans la pièce à une méprise tragique). « Folle de son âme », c’est à dire indissolublement liée à la pureté, à l’exclusivité de l’amour qu’elle voue à Frédéric, davantage qu’à l’objet de cet amour, qu’à Frédéric lui-même. Carine mourra de l’incompatibilité d’un amour aussi absolu, aussi immaculé, avec les contingences de la vie sociale. Sortie du cocon protégé que représente la chambre nuptiale, elle sera en effet confrontée à une série d’épreuves, de révélations, subtilement agencées par Crommelynck comme autant de scènes de théâtre dans le théâtre :
- sa mère se révèle prête à la livrer à la concupiscence de son amant pour conserver celui-ci,
- les masques reprennent les mots d’amour échangés entre Carine et Frédéric pour en faire un jeu sexuel - ce qui fera dire à Carine : « Non, il n’est pas possible que le mensonge ressemble à la vérité ! » ;
- et « last but not least » : son homme-Dieu, son Frédéric s’avère capable d’infidélité.
Bien entendu, il n’est pas vraisemblable qu’autant d’épreuves se présentent à un seul être en quelques heures à peine. C’est que le théâtre de Crommelynck n’a rien de vraisemblable. Si Crommelynck touche à des thématiques qui s’ancrent dans le réel : la découverte de la sexualité, l’usure du désir etc. il le fait avec des outils proprement théâtraux. En rassemblant sur une soirée tous ces événements, il opère une concentration, une condensation qui participe du principe de paroxysme qui caractérise son théâtre. La parole chez Crommelynck est nécessaire et urgente. Elle va de l’avant et échappe aux écueils du théâtre de conversation.
Il est un autre élément essentiel qui nourrit le paroxysme de son théâtre. Tout comme dans ses autres textes de maturité, Crommelynck explore le point de vue d’un personnage unique poussé à son degré d’incandescence - ici l’attachement viscéral à la pureté de l’amour - et montre non seulement l’incompatibilité de ce point de vue avec un ordre social donné, mais plus encore, la façon dont ce point de vue bouleverse l’ordre social. Si la jalousie morbide de Bruno dans Le Cocu magnifique a pour conséquence paradoxale de mener tous les hommes du village dans le lit de la fidèle Stella, provoquant une énorme guerre des sexes entre les hommes et les femmes du village, dans La jeune fille folle de son âme, l’amour absolu de Carine gagne toute la noce, et en nourrit paradoxalement le désir sans frein, jusqu’à l’orgie, jusqu’aux bacchanales…
Bien entendu, dans le cas de La Jeune fille folle de son âme, cette bacchanale ne se déroule pas sur la place publique, mais dans un milieu aristocratique clos, dans l’enceinte d’une propriété privée, sous l’oeil organisateur du maître des lieux : le Chasseur, et sous l’oeil goguenard des serviteurs, qui semblent attendre leur heure. Tout cela concoure à accentuer le caractère tout à la fois trouble et sophistiqué dans lequel baigne la pièce, caractère qui n’est pas sans rappeler le Eyes wide shut de Kubrick.
J’ai insisté ici sur les qualités théâtrales de Crommelynck car cela me semblait nécessaire. Mais qu’en est-il de la nécessité de porter un tel texte à la scène aujourd’hui ? A-t-il encore quelque chose à nous dire ? Cela pourrait faire l’objet d’une seconde note d’intention…
Je dirai toutefois ceci. Si les années ’60 ont été marquées par un vent de révolution sexuelle, nous assistons depuis une vingtaine d’années à une exacerbation entre différentes conceptions sociales du désir et des pratiques sexuelles. Entre radicalisation religieuse et consumérisme. Entre embourgeoisement des pratiques et évasion virtuelle… Dans ce contexte, une pièce comme La jeune fille folle de son âme me semble prendre sens de façon particulière.
Michael Delaunoy
40, rue du théâtre 88540 Bussang