La mort (d')Agrippine met en scène une conspiration dirigée contre l’empereur romain Tibère (42 avant JC - 37 après JC). Si les conspirateurs semblent poursuivre le même objectif, la vengeance, ils sont animés par des desseins différents, voire opposés : Agrippine dit vouloir venger la mort de son époux Germanicus, Séjanus dit agir par amour pour elle, Livilla par amour pour lui.
La mort (d')Agrippine, unique tragédie d’Hercule Savinien de Cyrano de Bergerac, avait fait scandale, à sa création, par son athéisme et son épicurisme : elle met en scène la liberté de pensée la plus radicale, dans un monde d'une noirceur et d'une violence inouïes. La splendeur de cette oeuvre, pratiquement jamais jouée depuis, est aujourd'hui trop méconnue. L'un des héros, Séjanus, y tient des propos de « déniaisé » qui font écho à toute une littérature qui dénonce l'utilisation politique des religions.
Mais dans cette tragédie où tout, absolument tout, n’est que feinte, mensonge et dissimulation, l'émancipation à l'égard des croyances asservissantes et des impostures théologico-politiques ne débouche que sur une sanglante mise à mort.
« Daniel Mesguich, main de fer dans un gant de velours, évacue du plateau tout décor, toute morale, tout affect. (...) Spectacle dynamique, musclé, assez cocasse aussi, et qui plonge, jusqu’au vertige, dans la duplicité humaine. » Joelle Gayot, Télérama TT
Croire ou ne pas croire, telle est la (deuxième) question du théâtre. Mais c’est aussi la première. Car c’est toujours déjà peut-être à tort que l’on « croit » qu’est l’être de quoi que ce soit. Au théâtre, nous savons (l’adulte en nous sait) que ce que nous regardons et écoutons n’est pas « vrai » ; que c’est, précisément, « du théâtre ». Mais, cela, à peine le savons-nous que nous acceptons, que nous décidons d’accepter, de le tenir – momentanément – pour vrai. C’est ainsi seulement que nous pouvons « suivre » une « action », une « intrigue » : tel événement se produit sur la scène, il arrive telle aventure aux « personnages », qui commettent tel acte, prononcent telles paroles, etc. : une fois que c’était « faux » (nous en sommes, n’est-ce pas, tous d’accord), voici que c’est, à présent – pendant ce présent qui se dit re-présentation –, « vrai » : c’est cela que nous nommons fiction.
Certains aventuriers du théâtre ont tenté de perturber cette tranquille « foi » seconde. Brecht, par exemple, n’a cessé de nous rappeler périodiquement, tout le long de ses pièces, que nous étions au théâtre ; de nous faire périodiquement nous déprendre de la fiction que nous voulions tenir pour la réalité, en nous rappelant, politique, qu’il en était une autre, une « vraie ». Shakespeare avant lui, par, disons, son « humour métaphysique », mais aussi bien Pirandello, Pinter ou quelques autres, l’ont fait aussi, à leur manière… Mais nul comme Cyrano de Bergerac dans La mort (d')Agrippine. Ici, nous ne cessons d’apprendre, chaque scène détruisant notre foi en la précédente, que ce qui vient de se dire n’était pas « vrai ». Que les « personnages »… mentaient. Tous, tout le temps.
Même, peut-être, quand ils avouent qu’ils mentent ! Aucune « vérité », ici, à laquelle s’accrocher pour « suivre » l’intrigue. Tout se passe, ici, comme si l’acte même de faire du théâtre, de paraître, comme le ferait un acteur, ce qu’on n’est pas « réellement », imprégnait infiniment les comportements et les paroles de tous les personnages ; comme si ces « personnages » n’étaient pas plus « vrais », quand ils parlent, qu’un acteur, maquillé et costumé en Hamlet, n’est « vraiment » quelqu’un qui s’appelle Hamlet. Ici, les personnages, les personnages eux-mêmes, sont, en même temps que les personnages qu’ils sont, les acteurs de leurs personnages. Ne sont pas plus - en fictionce qu’ils paraissent, que ne le sont - en réalité - les acteurs qui les jouent. Cela est nouveau. Radicalement. Et cela date du XVIIème siècle. C’est le miracle Cyrano.
Dans La mort (d')Agrippine, le personnage tragique n’est pas Agrippine ; ni Séjanus, ni Tibère, ni Livilla, c’est… la croyance du spectateur. C’est la croyance. C’est croire. Croire, on le sait, même dans les circonstances les plus laïques, est une opération religieuse. Toujours. L’athée le plus fervent croit, cependant, qu’il ne se fera pas renverser par une voiture si aucune voiture n’est à l’horizon quand il traverse la rue, ou qu’il ne pourra pas acheter un kilo de pomme de terre dans un bureau de tabac… Cela, il le croit vrai, mais ne le sait pas, ne peut le prouver à l’avance. Nous croyons toujours.
Cyrano est athée. (Au XVIIème siècle, c’était plutôt dangereux, n’est-ce pas ; et c’est sans doute ce qui explique en partie que sa pièce soit restée maudite jusqu’à aujourd’hui, et, à très peu près, jamais jouée). Mais son athéisme, dans La mort (d')Agrippine, est total : ce n’est pas Cyrano qui est athée, ni tel personnage (même s’ils le sont), c’est l’écriture.
Cet athéisme-là, cette non-foi en tous les dieux – jusqu’aux plus imperceptibles, aux plus enfouis en nous – nous laisse nus, ouvre sur la radicalité même de l’existence. Rien, absolument rien, de sûr à quoi croire. Seul reste le vertige de vivre ; la sauvagerie d’être. Sous un mince vernis d’antiquité, presque pour rire, l’inconscient et ses mystères. La poésie jaillissante, amnésique, maléfique.
Par l’humour qui toujours sous-tend tout grand théâtre, La mort (d')Agrippine (c’est l’oeuvre d’un Shakespeare qui aurait joué à écrire comme Racine), sans rien chercher à prouver, nous met le nez sur les fondations les plus cryptées de l’art du théâtre. Et sur le théâtre comme la seule activité à pouvoir le faire.
Daniel Mesguich
Oui, très bon. Parfois la déclamation lasse, mais c'est tout de même d'une fureur qui rappelle Shakespeare et les dernières pièces sublimes de Corneille, comme La Mort de Pompée ou Titus et Bérénice. Et la découverte de la pièce est un choc. Vers fracassants, ténébreux. Un monde sans avenir mais qui se répète. Interprétation de premier ordre.
Un spectacle somptueux, où la beauté étrange des costumes se met au service d'un texte qui rappelle constamment sa théâtralité. Libérés de toutes croyances, les personnages s'affrontent en se jouant la comédie, mus par des amours et des haines suicidaires. La découverte d'un auteur injustement peu joué. Mise en scène et jeu éclatants. À ne pas rater.
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Oui, très bon. Parfois la déclamation lasse, mais c'est tout de même d'une fureur qui rappelle Shakespeare et les dernières pièces sublimes de Corneille, comme La Mort de Pompée ou Titus et Bérénice. Et la découverte de la pièce est un choc. Vers fracassants, ténébreux. Un monde sans avenir mais qui se répète. Interprétation de premier ordre.
Un spectacle somptueux, où la beauté étrange des costumes se met au service d'un texte qui rappelle constamment sa théâtralité. Libérés de toutes croyances, les personnages s'affrontent en se jouant la comédie, mus par des amours et des haines suicidaires. La découverte d'un auteur injustement peu joué. Mise en scène et jeu éclatants. À ne pas rater.
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